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jeudi 9 mars 2017

COOL BOOKS : Nick Tosches - Country, Les Racines Tordues Du Rock'n'roll [1976] + VARIOUS ARTISTS ~ Country Roots [HMC. 2017]


Parfois, sans doute pour camoufler la couche d’inculture crasse sous le tapis usé par les pas de danse de mes fanfaronnades, je me prends pour maître Eckhart, cherchant à définir l’objet de mon attention par ce qu’il n’est pas. 
Il n’est jamais trop tôt pour passer la serpillière sur nos rétines encrassées. La country était venue jouer les troubles fêtes dans la cassette des Beatles de la voiture familiale, avant de reparaître, sous un chapeau noir et des lunettes noires, dans un rawhide endiablé. La crise existentielle vint après,  à la découverte des derniers albums de Johnny Cash, il était temps de plonger le vide de mon identité courroucée dans les grands lacs, de l’empuantir en suivant les bisons, de lui faire passer ses prétentions intellectuelles en tâtant du hillbilly de derrières les bûches, de contempler l’abîme existentialiste et situationniste depuis les grandes plaines. Le blues urbain n’y pouvait rien, country boy dans les oreilles et nature writing sous le bras, je repartais me ressourcer, loin des danses en lignes et des cheveux gominés, dans ce que je croyais la country, j’étais fier de mon Steve Earle, de mon circle unbroken, des festivals sous terre et d'une liste de références dont je n'allais pas tarder à découvrir l'inanité.
Pour tout dire, je venais de terminer d'en découdre avec "trinités", un polar mafieux du même auteur, j'étais enjoué, et sa manière de rentrer dans le moule du genre afin d'y planter une graine culturelle torve m'avait séduit plus que de raison. J'avais des attentes (il en va de l'amour comme de la littérature), l'année d'écriture, la thématique, le pelvis d'Elvis, je guettais une approche gonzo, une chronologie de la décadence. J'entreprenais le bourbon à côté de moi de mon plus beau regard prêt à lui lâcher tout ce que j'avais de raison gardée, de morale et de vertu, je dardais mon marque page d'un air entendu, et j'entrepris de plonger entre les accords tordus au cœur de la country.


Cet ouvrage n'est pas une chronologie; non pas qu'il n'en a pas la prétention, c'est juste qu'il a mieux à faire que de vous servir de guide procédural pour mener à bien votre thérapie du temps, pour les balises scolaires, il faudra passer votre chemin. J'avalais une première gorgée, pour la soif, pour faire passer le coup âpre de la journée et me gargariser de satisfaction, la décadence, donc. Ce livre n'est pas un opus gonzo échappé d'un asile pour schizoïde en manque de reconnaissance livresque, une manière de dire, encore et toujours, que les éructations du moi s'encrassent si elles ne peuvent se livrer à quelques massacres (si possible arme au poing dans le désert en attendant qu'un policier véreux fasse son entrée). La deuxième gorgée fut déjà plus circonspecte; derrière la suavité du breuvage, je devinais quelque chose de pas net. Ce livre n'est pas une contre-histoire de la country, vous savez l'une de ces réunions pour snob anonyme de salons mondains, de ceux que les rotary du monde entier invitent pour s'encanailler, l'une de ces causeries de rock-critics ou d'artistes désabusés et antisociaux, certes, mais surtout fauchés qui viennent vous expliquer ce que la rébellion en tendant la main de manière agressive (quitte à demander de l'aide autant le faire avec panache). La troisième gorge m'a rasséréné, j'étais au bon endroit, pas de posture de poseur pontifiant, pas de jargon, pas d'entrée classique, pas de chronologie, les premières pages suffisaient à mon bonheur. Il n'y eu pas de quatrième gorgée; après ça, il n'y eut plus que des bouteilles, des tonneaux, des cargaisons entières; j'aurais bon continué à vider l'océan du Kentucky, jamais plus je ne pourrais revenir en arrière, j'en ai trop vu. Cet ouvrage n'est pas sain.
Country n'est plus d'actualité, on pourrait se demander à quoi sert un livre de 1976 à peine retouché pour comprendre l'histoire d'un style musical qui a su se renouveler depuis. Cette question n'a pas de sens et j'ai compris trop tard pourquoi.  Le bourbon faisait désormais son office, j'abordais la page 8 (ou 18 qu'importe) en toute quiétude, j'allais me délecter de chapitres courts, d'anecdotes frappées au coin des émotions, j'allais coller mon œil malicieux de voyeur assoiffé de connaissance et de noms à noter en vrac pour écouter ses artistes un peu plus tard à l'embouchure du style foutraque de l'auteur et tout se terminerait pour le mieux, l'alcool n'était pas totalement digéré je m'enfonçais encore, bienheureux, dans l'idéal. Je n'ai pas vu le coup venir, je me souviens juste m'être réveillé (Page 9 ou 19 mais who give a shit) avec Platon en face de moi et, là, j'ai arrêté de faire le malin (tout en préférant le goulot au verre).  Quelques chapitres sont courts et proposent effectivement des "anecdotes", des faits divers intéressants ou cocasses, mais ils sont là pour fournir au lecteur une goulée d'air soi-disant salvatrice (on préférerait en terminer une bonne fois pour toute ne plus revoir le dedans de la caverne). Le découpage s'articule surtout autour de longs chapitres thématiques (le sexe, les liens entre musique blanche et musique noire etc.), il sera stupide de chercher à en rentre compte précisément ici, c'est pourquoi je vous propose d'étudier rapidement les trois types de racines auxquels vous aurez à faire durant de voyage (afin de savoir ce qui vous tirera vers les profondeurs insoupçonnées de votre subconscient, à moins que le Blanton's ne suffise à cette tâche).
Je vous rassure, si quelques exégètes pourraient voir un lien entre le système racinaire et un rhizome deleuzien, l'ouvrage reste accessible, il va vous décaper les neurones et les clichés à l'acide et à la ponceuse diamant, mais vous allez tout comprendre, pas d'anesthésie pendant l'opération.
Il y a d'abord les racines en lesquelles on espère, celles qui plongent droit dans les entrailles du genre, on aborde ici des chanteurs country qui dès les "origines" (les premiers enregistrements) vont faire dans la chanson vulgaire et les sous-entendus salaces ou les artistes qui se positionneront en dehors des sentiers battus en proposant des musiques bigarrés et acrobatiques, toutefois fortes de leur impact, de leur succès et de leur originalités ces racines ont tendances à remonter aussi vite vers le soleil et la lumière afin de goûter à la gratification facile d'être une fleur. En bref, l'auteur vous explique que nombres d'artistes (souvent puritains ou tenants un discours moralisateurs) viennent des bas-fonds du genre et, surtout, qu'un artiste peut se dévoyer en un an ou deux (et encore), que les compromis, les contrats juteux au lieu du plaisir (aucun rapport avec une quelconque défense de valeurs artistiques, ne confondons pas tout) font table rase des innovations pour favoriser une musique trop conformiste et gentillette. Il est étrange de voir traiter des artistes des années 30 (par exemple) avec le même esprit cynique et désabusé qui peut être le notre lorsque nous abordons les pires productions radiophoniques. Il est également intéressant de noter l'explosion musicale que fut cette époque.
C'est ici que l'on touche au deuxième point de cet ouvrage, sans doute le plus important. Si des pages entières sont consacrées (pour notre plus grand bonheur) aux artistes SUN (avec un gros bout de Jerry Lee Lewis dedans, rien d'étonnant) ou à d'autres éléments, c'est un bordel inextricable qui remplace une gentille chronologie pour bachoter son épreuve "histoire de la country" du bac. L'auteur a bien fait son boulot, il a été cherché les origines de nombreux titres, ainsi que les différentes versions et reprises plus ou moins honnêtes, si ce n'est qu'au lieu de dresser un tableau clair et lisible d'un "genre", cela nous mène à devoir faire des liens entre les artistes, les époques, les influences, les publics, les ventes etc. impossible de vraiment s'y retrouver, impossible de ne pas égratigner (en fait totalement massacrer et réduire en charpie) l'image d'une "country" unie et impassible. En fait, la country clichée, celle que l'on nous vend à tour de bras, celle derrière laquelle beaucoup se cachent (avec les valeurs et vertus que j'évoquais plus haut, lorsque j'étais encore sobre) est une pure construction, au même titre que le cow-boy des films (d'ailleurs cette mythification s'en prend un grand coup derrière le crâne au passage). Alors, on pourra toujours reprocher à l'auteur de ne pas parler de telle ou telle influence (d'Amérique du Sud, hispanisante, par exemple) ou de passer outre certaines autres ou de tirer à boulet rouge sur des pans entiers de l'histoire de cette musique (le jazz n'existe que peu). Mais cette hargne, cette gratuité, font du bien au moral (on sourit à dents pointues et acérées quand il s'agit de tacler Bernstein au passage), ça fait partie de la boue, de l'esprit "hillbilly" tel qu'il fut avant qu'on ne le brade au moins offrant. Les références se mêlent, s'entremêlent, se chevauchent, on s'y perd et l'on comprend que c'était aussi le cas à l'époque. Se moquer des noirs en se grimant la figure et en les parodiant tenait de la farce raciste, d'un air du temps rance et parfois de l'hommage sincère, parfois jusqu'à accoucher d'une foutue bonne musique, rien n'est clair dans ce passé tordu.
Sans doute histoire d'enfoncer le clou, de dire que rien n'est simple, on se retrouve parfois à sauter à la perche au-dessus de nos attentes, de nos références, du continuum commun pour venir se prendre la tête dans l'étau culturel. Ce n'était pas une hallucination dictée par un sevrage trop long, on vous parlera bel et bien de Platon et les pages remontera le temps (de l'antiquité aux U.S.A. balbutiante et phocomèle en passant par le moyen-âge anglais). Un moyen de toucher du doigt la persistance des histoires à travers les siècles et les cultures mais aussi (surtout) de relativiser notre réception de ces dernières. Ce qui paraît original et nouveau n'est souvent rien d'autre qu'un succédané, qu'une copie pâlotte, informe et commerciale d'une production ancestrale de haute volée, alors qu'une sonorité anodine vrille la roue du temps pour lui imposer une vitalité nouvelle loin des réincarnations sous-payées qui nous tiennent lieux de muses inspiratrices.

Il serait trivial, pire prévisible, de dire qu'en s'enfonçant dans les racines d'un genre, Nick Tosches nous ramène vers les cimes de la country qu'il nous fait percevoir les  qualités insoupçonnées du genre. Alors que c'est finalement l'inverse, il recouvre d'une couche de crasse supplémentaire ce que nous prenions pour de l'immoralité, il renforce de pièces de cuir cloutées ce que nous avions tendances à percevoir comme dur, il écrase la fourmilière de nos missel, il nous force à repenser nos acquis, à boire plus pour ouvrir nos oreilles à des sonorités dans nous n'avions que les images (en gros, percevoir la country comme le relent bigot de la musique des cow boy d'Hollywood tous blancs et virils, c'est creuser nos yeux à la pioche en pensant y trouver de l'or).
Œuvre qu'il doit faire bon pouvoir citer dans les "incontournables" sans jamais l'avoir lue, histoire de prouver que l'on fait bien son boulot de "journaliste spécialisé", ce court ouvrage est jouissif par bien des aspects, fait réfléchir et relativiser par d'autres mais, surtout, il fait mal tant il sait remettre en question notre besoin de confort.
YGGDRALIVRE [Vous prendrez bien le temps d'un petit commentaire !]


01 - Warren Smith - Black Jack David
02 - Warren Smith - Ubangi Stomp
03 - Jim Reeves - Tahiti
04 - Jim Reeves - Drinking Tequila
05 - Al Dexter - Rock And Rye Rag [Instrumental]
06 - Al Dexter - New Jelly Roll Blues
07 - Billy Ward And The Dominoes - Sixty Minute Man
08 - Billy Ward And The Dominoes - Can't Do Sixty No More
09 - Elvis Presley - That's All Right
10 - Elvis Presley - Blue Moon Of Kentucky
11 - Carl Perkins - Blue Suede Shoes
12 - Carl Perkins - Boppin' The Blues
13 - Moon Mullican - Pipeliner Blues
14 - Roy Acuff - Wabash Cannonball
15 - Bukka White - Bukka's Jitterbug Swing
16 - Bukka White - Aberdeen Mississippi Blues
17 - Webb Pierce - There Stands The Glass
18 - Webb Pierce - Drifting Texas Sand
19 - Jerry Lee Lewis - Great Balls Of Fire
20 - Jerry Lee Lewis - Whole Lotta Shakin' Goin' On 
21 - Luis Russell - Moaning The Blues
22 - Luis Russell - African Jungle
23 - Henry Thomas - Fishing Blues
24 - Henry Thomas - Old Country Stomp
25 - Hank Williams - Lovesick Blues
26 - Hank Williams - Lost Highway
27 - A Cowboy -  Rambling Gambler
28 - A Cowboy - Red River Valley
29 - Jimmie Rodgers -  Pistol Packin' Papa
30 - Jimmie Rodgers - T for Texas (Blue Yodel No. 1)
31 - Del Wood -. Big Daddy
32 - Del Wood - Cajun Stripper
33 - Emmett Miller - I Ain't Got Nobody
34 - Emmett Miller - Lovesick Blues
MP3 (256 kbps) + front cover
COOL 6