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lundi 25 mars 2019

Mot à mot sur la bouche [Feuilleton par Jimmy Jimi] # 4



 
   – Les journées doivent paraître bien longues, s’inquiète la gentille Madeleine.
   – Ah, ça, les occupations sont plutôt rares, il faut bien l’admettre. Nous tentons de faire passer le temps, assis dans la position dite du lotus, en méditant sur l’au-delà, pendant que ces pauvres livres lâchent leurs grosses larmes de papier ! Je plaisante, évidemment. Je suis désolé, je vous ai effrayée avec mon pessimisme et ma mélancolie légendaires ! Ne vous en faites pas, nous recevons tout de même plusieurs dizaines de milliers de demandes par an, et il ne faut pas traîner, car nous avons six jours au plus pour répondre à une requête (et on ne plaisante pas avec les engagements du côté de la Rue Saint-Maur !) Cinq camions de la Réserve effectuent des tournées quotidiennes, je vous assure que vous n’aurez pas trop l’occasion de vous ennuyer. Il faut réceptionner les demandes, les trier, chercher les ouvrages, consigner les sorties, préparer les colis et recommencer dans le sens inverse pour les retours. Mais je suppose que vous auriez préféré être en contact avec le public ?
   – Je suis une vraie dingue de musique, alors, oui, j’aurais adoré travailler à la médiathèque des Halles, partager ma passion, conseiller, tout ça…
   – Grossière erreur, jeune demoiselle ! J’ai effectué plusieurs remplacements, là-bas, et je vous la déconseille. Ici, il n’y a personne, mais, aux Halles, c’est tout le contraire, il y a trop de monde. C’est la discothèque de prêts la plus visitée de Paris et les adhérents y sont si nombreux que l’on reste bloqué derrière le comptoir à enregistrer les entrées et les sorties de documents ; on se croirait à la caisse d’un supermarché aux plus grosses heures d’affluence. A votre place, je chercherais plutôt du côté des bibliothèques de quartier ; il y en a beaucoup qui possèdent de très beaux espaces disques, comme André Malraux, Buffon ou Mohammed Arkoun, je vous fournirai la liste complète… Et si je vous faisais visiter notre « cathédrale », maintenant, j’espère que vous aimez quand même un peu les livres ? » [Je sens poindre comme un soupçon d’angoisse à peine dissimulé sous le point d’interrogation.]   
   Jérémy et Madeleine longent des couloirs, poussent des portes, avant de parvenir enfin au cœur du bâtiment, au centre névralgique…
   Quelle vision impressionnante ! Les mots me manquent – ce qui est un tantinet gênant, j’en conviens, pour un livre (même en devenir), mais je ne sais pas si vous parvenez à vous imaginer l’émotion que cela peut procurer d’être encerclé d’un seul coup par une tribu de 175 000 cousins ! La collection de mon auteur, pourtant peu banale, c’est de la roupie de sansonnet comparé à ce gigantesque mirage ! Oh, ça bruisse à mieux mieux, ils ne m’ont jamais vu, mais ils semblent me reconnaître ! J’ignore si je suis frappé par la vilaine berlue ou si tout cela à la moitié d’un sens, je m’enfonce dans de ces extravagances ! Ils parlent tous en même temps, je ne suis pas certain de tout comprendre, mais j’ai l’impression qu’ils m’adjurent de rebrousser chemin, de glisser le long de la première tuyauterie venue pour regagner le néant, dont je sors à peine, afin de ne jamais connaître semblable humiliation. Je crois que je délire, que c’est seulement la peur, l’horrible trouille de me retrouver, un méchant jour, tout au fond de cette gargantuesque oubliette. D’aucuns ont connu une belle renommée, d’autres ont seulement été frôlés par le coup de vent d’un semblant de mode, mais tous se savent condamnés à une fin lente et cruelle. Certes, on compte quelque 40 000 déplacements annuels, mais ça ne fait pas lourd sur l’ensemble d’une famille aussi nombreuse. Ah, cet univers est bien ingrat. Parmi ces malheureux, ils s’en trouvent qui n’ont pas été lus depuis plus d’une décennie. Leur odeur a chaviré, elle devient inquiétante. Ils ne se sentent plus de malaise, comme ils ne se sentent plus de honte. J’aimerais leur céder ma place, même juste un instant, pour qu’ils retrouvent le parfum délicat de leur petite enfance. Mais ma position est-elle si enviable ? Je me trouve submergé de vertiges. Au moins, ceux-là ont vécu. Dans quelques heures, je serais peut-être déchiré en petits morceaux ou roulé en boule, jeté au panier, lancé au gros matou pour l’amuser… Tous, ici, se sont vautrés dans le même songe insensé : devenir un incommensurable chef-d’œuvre susceptible de se mesurer à une enfilade de siècles ! Ô fichues foutaises et monstrueuses balivernes : tu es né poussière de papier, tu retourneras poussière de papier ! Je sens la « cathédrale » qui vibre telle une fusée parée au décollage, le ciel attend impatiemment les confettis !
   Une colonie de fourmis est déjà au labeur. De partout, on en aperçoit qui grimpent aux échelles pour délivrer ici un roman (Prix Femina, en son temps, tout de même), là une biographie d’un danseur (passablement oublié, lui aussi), ailleurs un album de photographies (jaunies) ou un pamphlet (jadis) révolutionnaire… Je sais que mon Jérémy connait la charge de mélancolie qui fait plier la couverture de ces livres en souffrance, mais qu’en est-il des autres assistants ? Rapprochez-vous et goûtez la couleur de la peinture qui flotte au fond de leurs yeux. Est-ce que, par hasard, ils n’auraient pas comme l’air de s’en moquer à peu près éperdument ? Ils sont enfermés ici seulement depuis quelques années, voire une poignée de mois, et ils ne demandent qu’à se plaindre de la pénurie de soleil ou de l’absence de partage. Mais ils n’offrent pas le moindre regard particulier aux livres qu’ils glissent négligemment dans leur petit carton (recyclable) et pas davantage à ceux qui agonisent sous le manque atroce…
   Les plus courageux ou les utopistes s’efforceront de croire à l’improbable miracle. Que sais-je, un emprunt qu’on oublie de rapporter (les amendes ne sont jamais bien sévères) et voilà une nouvelle vie qui s’ouvre, des voyages de main en main à travers la bonne vieille chaîne familiale (avec d’éventuels détours chez des amis) ? Je ne peux m’empêcher d’espérer pour cette mince plaquette de poésie, toute mignonne, qui passe à l’instant devant moi ; pour ce florilège de contes africains qui vient de tomber d’une escabelle… Faudra-t-il vraiment qu’ils soient de retour en ce sous-sol mortifère dans trois petites semaines de rien ?  
   C’est l’heure de la pause, Jérémy et Madeleine s’offrent un cappuccino, tandis que j’essaye laborieusement de remettre quelques idées en place. Un premier camion part pour le centre-ville. Depuis mon for intérieur, je souhaite belle aventure et bonne chance à tous ses occupants (en même temps, je me demande s’il n’y a pas pire qu’une « permission » (comme je ne me sens pas le cœur de jouer les philosophes de bas étage (surtout au vu de mon statut pour le moins précaire), je vous demanderais seulement d’avoir la gentillesse de prendre le temps de bien peser le poids douloureux de ces guillemets)). Si une chouette étoile veut bien s’allumer dans un coin de ciel, ils auront toujours une douce romance à conter à leurs voisins d’étagères – ce n’est pas rien : les histoires sont de la matière dont on fait les livres, ce sont des rêves à déguster tout debout…
   La pluie s’invite de nouveau dans le décor, elle délaye les cafés, éteint les cigarettes : il est temps de quitter le trottoir pour retourner travailler. Sans la présence de Madeleine, Jérémy aurait peut-être eu le temps de terminer la lecture de son roman ; l’espace d’un instant, il la rhabille d’un kimono tissé dans la plus belle toile de l’imagination, et il sourit en descendant l’escalier.