– Les journées doivent paraître bien longues, s’inquiète la gentille Madeleine.
– Ah, ça, les occupations sont plutôt rares,
il faut bien l’admettre. Nous tentons de faire passer le temps, assis dans la
position dite du lotus, en méditant sur l’au-delà, pendant que ces pauvres livres
lâchent leurs grosses larmes de papier ! Je plaisante, évidemment. Je suis
désolé, je vous ai effrayée avec mon pessimisme et ma mélancolie légendaires !
Ne vous en faites pas, nous recevons tout de même plusieurs dizaines de
milliers de demandes par an, et il ne faut pas traîner, car nous avons six
jours au plus pour répondre à une requête (et on ne plaisante pas avec les engagements
du côté de la Rue Saint-Maur !) Cinq camions de la Réserve effectuent des
tournées quotidiennes, je vous assure que vous n’aurez pas trop l’occasion de
vous ennuyer. Il faut réceptionner les demandes, les trier, chercher les
ouvrages, consigner les sorties, préparer les colis et recommencer dans le sens
inverse pour les retours. Mais je suppose que vous auriez préféré être en
contact avec le public ?
– Je suis une vraie dingue de musique, alors,
oui, j’aurais adoré travailler à la médiathèque des Halles, partager ma
passion, conseiller, tout ça…
– Grossière erreur, jeune demoiselle ! J’ai
effectué plusieurs remplacements, là-bas, et je vous la déconseille. Ici, il
n’y a personne, mais, aux Halles, c’est tout le contraire, il y a trop de
monde. C’est la discothèque de prêts la plus visitée de Paris et les adhérents y
sont si nombreux que l’on reste bloqué derrière le comptoir à enregistrer les
entrées et les sorties de documents ; on se croirait à la caisse d’un
supermarché aux plus grosses heures d’affluence. A votre place, je chercherais
plutôt du côté des bibliothèques de quartier ; il y en a beaucoup qui
possèdent de très beaux espaces disques, comme André Malraux, Buffon ou
Mohammed Arkoun, je vous fournirai la liste complète… Et si je vous faisais
visiter notre « cathédrale », maintenant, j’espère que vous aimez
quand même un peu les livres ? » [Je sens poindre comme un soupçon
d’angoisse à peine dissimulé sous le point d’interrogation.]
Jérémy et Madeleine longent des couloirs,
poussent des portes, avant de parvenir enfin au cœur du bâtiment, au centre
névralgique…
Quelle vision impressionnante ! Les
mots me manquent – ce qui est un tantinet gênant, j’en conviens, pour un livre
(même en devenir), mais je ne sais pas si vous parvenez à vous imaginer
l’émotion que cela peut procurer d’être encerclé d’un seul coup par une tribu
de 175 000 cousins ! La collection de mon auteur, pourtant peu banale,
c’est de la roupie de sansonnet comparé à ce gigantesque mirage ! Oh, ça
bruisse à mieux mieux, ils ne m’ont jamais vu, mais ils semblent me
reconnaître ! J’ignore si je suis frappé par la vilaine berlue ou si tout
cela à la moitié d’un sens, je m’enfonce dans de ces extravagances ! Ils
parlent tous en même temps, je ne suis pas certain de tout comprendre, mais
j’ai l’impression qu’ils m’adjurent de rebrousser chemin, de glisser le long de
la première tuyauterie venue pour regagner le néant, dont je sors à peine, afin
de ne jamais connaître semblable humiliation. Je crois que je délire, que c’est
seulement la peur, l’horrible trouille de me retrouver, un méchant jour, tout
au fond de cette gargantuesque oubliette. D’aucuns ont connu une belle
renommée, d’autres ont seulement été frôlés par le coup de vent d’un semblant
de mode, mais tous se savent condamnés à une fin lente et cruelle. Certes, on
compte quelque 40 000 déplacements annuels, mais ça ne fait pas lourd sur
l’ensemble d’une famille aussi nombreuse. Ah, cet univers est bien ingrat.
Parmi ces malheureux, ils s’en trouvent qui n’ont pas été lus depuis plus d’une
décennie. Leur odeur a chaviré, elle devient inquiétante. Ils ne se sentent
plus de malaise, comme ils ne se sentent plus de honte. J’aimerais leur céder
ma place, même juste un instant, pour qu’ils retrouvent le parfum délicat de
leur petite enfance. Mais ma position est-elle si enviable ? Je me trouve
submergé de vertiges. Au moins, ceux-là ont vécu. Dans quelques heures, je
serais peut-être déchiré en petits morceaux ou roulé en boule, jeté au panier,
lancé au gros matou pour l’amuser… Tous, ici, se sont vautrés dans le même
songe insensé : devenir un incommensurable chef-d’œuvre susceptible de se
mesurer à une enfilade de siècles ! Ô fichues foutaises et monstrueuses
balivernes : tu es né poussière de papier, tu retourneras poussière de
papier ! Je sens la « cathédrale » qui vibre telle une fusée
parée au décollage, le ciel attend impatiemment les confettis !
Une colonie de fourmis est déjà au labeur. De
partout, on en aperçoit qui grimpent aux échelles pour délivrer ici un roman
(Prix Femina, en son temps, tout de même), là une biographie d’un danseur
(passablement oublié, lui aussi), ailleurs un album de photographies (jaunies)
ou un pamphlet (jadis) révolutionnaire… Je sais que mon Jérémy connait la
charge de mélancolie qui fait plier la couverture de ces livres en souffrance,
mais qu’en est-il des autres assistants ? Rapprochez-vous et goûtez la
couleur de la peinture qui flotte au fond de leurs yeux. Est-ce que, par
hasard, ils n’auraient pas comme l’air de s’en moquer à peu près éperdument ?
Ils sont enfermés ici seulement depuis quelques années, voire une poignée de
mois, et ils ne demandent qu’à se plaindre de la pénurie de soleil ou de
l’absence de partage. Mais ils n’offrent pas le moindre regard particulier aux livres
qu’ils glissent négligemment dans leur petit carton (recyclable) et pas
davantage à ceux qui agonisent sous le manque atroce…
Les plus courageux ou les utopistes
s’efforceront de croire à l’improbable miracle. Que sais-je, un emprunt qu’on
oublie de rapporter (les amendes ne sont jamais bien sévères) et voilà une
nouvelle vie qui s’ouvre, des voyages de main en main à travers la bonne
vieille chaîne familiale (avec d’éventuels détours chez des amis) ? Je ne
peux m’empêcher d’espérer pour cette mince plaquette de poésie, toute mignonne,
qui passe à l’instant devant moi ; pour ce florilège de contes africains
qui vient de tomber d’une escabelle… Faudra-t-il vraiment qu’ils soient de retour
en ce sous-sol mortifère dans trois petites semaines de rien ?
C’est l’heure de la pause, Jérémy et
Madeleine s’offrent un cappuccino, tandis que j’essaye laborieusement de remettre
quelques idées en place. Un premier camion part pour le centre-ville. Depuis
mon for intérieur, je souhaite belle aventure et bonne chance à tous ses
occupants (en même temps, je me demande s’il n’y a pas pire qu’une « permission »
(comme je ne me sens pas le cœur de jouer les philosophes de bas étage (surtout
au vu de mon statut pour le moins précaire), je vous demanderais seulement d’avoir
la gentillesse de prendre le temps de bien peser le poids douloureux de ces
guillemets)). Si une chouette étoile veut bien s’allumer dans un coin de ciel,
ils auront toujours une douce romance à conter à leurs voisins d’étagères – ce n’est
pas rien : les histoires sont de la matière dont on fait les livres, ce
sont des rêves à déguster tout debout…
La pluie s’invite de nouveau dans le décor, elle
délaye les cafés, éteint les cigarettes : il est temps de quitter le
trottoir pour retourner travailler. Sans la présence de Madeleine, Jérémy aurait
peut-être eu le temps de terminer la lecture de son roman ; l’espace d’un
instant, il la rhabille d’un kimono tissé dans la plus belle toile de l’imagination,
et il sourit en descendant l’escalier.