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jeudi 12 novembre 2020

Mot à mot sur la bouche [Feuilleton par Jimmy Jimi] # 10


   J’ignore si vous connaissez l’étendue du pouvoir des songes sur un cerveau cruellement rongé par la plus douloureuse et sordide des maladies. Le sofa tangue tel un frêle esquif sur les lames affutées d’un océan en furie. D’abord, toute la journée que je viens de vous conter se rejoue en vitesse accélérée ; ensuite, j’observe mon pauvre Jérémy qui se promène dans différentes dunes du passé avec toujours cette diablesse de Natacha pendue à son cou. A force de gesticuler ainsi, il va bien finir par tomber de sa couche. Qu’est-ce que je disais, pas plus tard que tout de suite ?! Le voilà désormais affalé comme un pantin désarticulé sur le tapis persan. Il s’est fait une entaille de belle taille à l’arcade sourcilière en heurtant la table basse, mais ça ne l’a pas réveillé pour autant ; ses rêves sont trop profonds, il ne parvient plus à remonter à la surface… A force de courage et d’abnégation, il réussit tout de même à s’extraire de ses souvenirs, mais c’est pour mieux se laisser absorber par une vision totalement déjantée de l’avenir. Je le vois mieux que je ne vous devine et il s’admire dans son costume de marié (un ensemble somptueux avec queue de pie des plus chics), mais les gouttes de sang de son arcade meurtrie complique de rouge l’œillet blanc qu’il porte à la boutonnière. « Non, n’insiste pas, mon chéri, tu ne peux pas voir ma robe, ça porte malheur [Parlons-en de celui-là…] » « Tu ne vas quand même pas épouser cette saleté de morue, elle ne fera que ton malheur [Non, mais quand je disais : « parlons-en », c’était une façon de s’exprimer, chère Madame Mamounette ! »] Les dialogues s’enfilent comme des perles noires, pendant que je délire entre les crochets !
    La nuit hurle jusqu’à extinction de voix. Moi-même, je ne sais ce qui me retient de mordre dans la lune ! Le salon empeste le lycanthrope ! Et puis nos jolis oisillons de l’aurore reviennent pousser la chansonnette de branche en branche, joyeux, imperturbables malgré la tragédie. L’homme (en tous cas celui qui nous intéresse) peut souffrir mille maux pendant la nuit et grimacer devant une boule de coton imbibé d’alcool. J’ai l’impression qu’il ne se souvient plus de grand-chose. Il s’applique à effacer les traces de sang. Son crâne pèse plus lourd qu'un boulet de canon.
    Jérémy s’assoit sur le bord de baignoire. Il demeure un long moment sans bouger, la tête entre les mains. On dirait une statue sculptée dans le chagrin. Avant de recevoir cette maudite invitation, il ne devait guère lui rester qu’une chance sur dix millions pour que Natacha ne lui revienne un jour. L’espoir était fort mince, mais c’est à cette poussière d’étoile qu’il s’abreuvait pour trouver l’énergie qui l’aidait à se lever chaque matin. Au lendemain de l’apocalypse où va-t-il pouvoir trouver les ressources ne serait-ce que pour effectuer le moindre geste du quotidien ? Se raser, se laver, se parfumer, s’habiller, poser un disque sur la platine, préparer son petit-déjeuner, manger, vapoter et même choisir un nouveau roman : comme tout cela lui semble vain, stupide, ridicule, à crever de rire ou à crever tout court…
    Le chat fait son apparition dans la salle d’eau. Cela semble lui coûter, mais il vient tout de même se frotter gentiment contre les jambes de Jérémy.
    « Toi aussi, elle t’a abandonné, mon pauvre gros matou, et elle te manque ; c’est pour ça que tu disparais pendant des jours et des semaines entiers, tu cherches encore sa trace, mais, va, elle a bien su mettre la distance nécessaire entre nous pour qu’on ne vienne pas la déranger dans sa formidable nouvelle vie. Tu savais qu’elle avait des envies de mariage, toi ? Elle ne m’en a jamais parlé. C’est l’autre, là, le gars Lahuri, qui l’a piégée avec des fantasmes de petites filles : le genou à terre, la bague en diamant, la robe blanche avec traine d’un kilomètre, la valse à mille temps, toutes ces cochonneries pour princesses de peccadilles ! Il avait trop peur qu’on la récupère, alors il a décidé de l’enfermer à triple tour dans une cage dorée. Chante, mon joli rossignol, je t’offrirai davantage de graines ; déploie ton charmant plumage, bel oiseau de paradis, je glisserai des pétales de roses entre les grilles de ta prison ! Le mariage, mon voyou, c’est la facile solution pour les cœurs riquiquis qui craignent de ne pas s’aimer suffisamment ; il leur faut toute une bimbeloterie de colliers, de chaînes, de laisses et des menottes pour être tout à fait certains qu’ils sont bien attachés l’un à l’autre. Fariboles que je t’en fous ! Mais, moi-même, ai-je bien reluqué ma sale et méchante trogne dans l’eau glauque du miroir ? Si je l’aimais assez, je serais déjà clamsé depuis lurette, noyé dans de vraies larmes, pas crocodiles du tout ; je n’aurais plus qu’à me foutre de ce bazar abject, touillant ma vieille gamelle d’éternité dans la cuisine des enfers ! Et si je l’avais adorée comme elle le mérite, elle n’aurait pas fui pour Vauvert ! Le mariage, je te demande, mon grappin, à son âge (même si elle est plus jeune que moi et plus belle qu’à vingt ans), est-ce que ça ne cache pas quelque chose ? Mais quoi ? Je n’en sais rien, moi, fichtrement. Et si j’en avais la moindre idée, ça ne changerait absolument que dalle, bernique ! Je vais y aller à la chouette cérémonie, élégant au possible, gentleman dandy, impassible bien planqué dans ma souffrance, avec même le petit sourire tout gai de rigueur. Et puis, tu sais quoi, mon petit grippeminaud ? Je ne vais pas tarder à te le dire, patience et suspens ! Pan ! Pan ! En plein cœur. En plein dans son petit cœur espiègle, juste avant le fameux « oui ». Après, moi, pareil, bang ! dans le palpitant, pas de jaloux ! Chouette, très chouette, la cérémonie, sensas ! Comme ça, on pourra peut-être s’aimer une toute dernière fois au milieu du cosmos ! »
    Le chat n’en croit pas sa berlue ! Autant de jérémiades et de divagations, ça vous brûlerait l’oreille la plus compréhensive ! Il quitte la salle de bain en catimini, la queue basse, dans un miaulement sourd. Jérémy ne s’en émeut pas davantage et ajoute encore quelques couplets pas piqués des vers ni des hannetons à sa lugubre chanson. Enfin, à bout de charabias, il quitte précipitamment le cabinet de toilette, pique un sprint dans le couloir et rejoint sa chambre pour se planter devant le portrait de la traitresse. Il lui hurle son amour et l’injurie dans la même phrase. La belle semble le narguer. Il pleure, geint, se lamente, lance de nouvelles incantations. On dirait qu’il attend qu’elle s’échappe de son cadre. Il répète son prénom encore et encore et toujours, lui murmure des mots doux entrecoupés des plus viles insultes. Ça y est, sa patience a dépassé tous les combles : il décroche le cadre du mur d’un geste violent, explose le verre d’un coup de poing rageur avant de déchirer la photographie en un million de confettis.