Le
temps s’écoule étrangement et l’atmosphère est très particulière dans un
sous-sol, on en oublierait presque qu’il existe un autre univers – avec des
librairies, tiens, qu’est-ce que j’ai hâte, tout à coup, de pénétrer dans
l’antre mystérieux d’un libraire pour y découvrir de nouveaux cousins, tout
beaux, tout neufs et tout remplis d’un magnifique espoir !
« J’ai rougi, tout à l’heure, j’ignore
si vous l’avez remarqué, quand vous m’avez demandé si j’aimais les livres. Je
crains que ce soit un peu stupide ce que je vais vous avouer : j’aimerais
aimer lire ! Je sais que c’est idiot, parce que, généralement, quand on
aimerait faire quelque chose que l’on peut faire, on le fait, et puis c’est
tout ! Mais, là, ce n’est pas si simple, et je ne peux même pas vraiment
expliquer le pourquoi du comment. Je m’en fais un tel monde… Je tourne autour
sans m’autoriser à pousser la première porte. J’ai l’impression que je ne vais
pas être à la hauteur et que l’auteur (hasard de la langue) ou même les
personnages vont se moquer de moi ! Bien sûr, j’ai déjà lu des livres au
collège et au lycée, mais pas tant que ça, j’ai fait un bac techno (ennuyeux au
possible, d’ailleurs), et c’était toujours des lectures obligées, que je me
forçais à avaler telle une purge. J’aimerais tant savoir choisir un livre comme
je sais reconnaître un disque et m’offrir le même plaisir. »
C’est une bien jolie confidence et j’en suis
tout ému ! S’ils le pouvaient, les livres se jetteraient du haut de leur
étagère pour s’offrir en lecture ! J’en entends frissonner des couvertures
qui ne demanderaient pas mieux que d’être caressé par les jeunes doigts
longilignes de notre Madeleine. J’en devine, aussi, des phrases qui se
remaquillent à la hâte, juste pour le cas où. « Est-ce que mes caractères
sont dessinés dans une police suffisamment élégante ? Ma ponctuation
est-elle bien en place ? Mon narrateur ne devrait-il pas se montrer plus
facétieux ? Mes dialogues sont-ils crédibles ? » C’est une pluie
de questions qui s’abat sur ce mouroir improbable, le déluge n’est pas loin.
Moi aussi, j’ose l’avouer, j’aimerais devenir le premier livre aimé par cette
nature si touchante, mais je pèse moins que rien avec ma poignée de signes
illisibles !
« Je peux rapidement vous exposer ma
petite méthode, si vous le voulez, elle a bien fait ses preuves... D’abord, je
pense qu’il vaut mieux débuter par un ouvrage qui ne soit pas trop volumineux
[A ces mots, les pavés (pour des raisons évidentes, ce sont toujours les plus
touchés) retournent à leur désespérance.] et d’une lecture plutôt facile [Adieu
essais philosophiques de l’embrouillamini !]. Je vous rassure tout de
suite, les chefs-d’œuvre ne sont pas toujours des livres épais et compliqués.
En début de matinée, je ne sais pas si vous vous en souvenez, j’ai évoqué
Richard Brautigan [Le gars a toujours une grosse côte !], je vous
conseillerais bien Un Privé à Babylone ; c’est un faux
polar (pour faire vite), à la fois irrésistiblement drôle et superbement poétique,
qui se lit tout seul. [Un murmure gigantesque circule aussitôt dans les travées,
on s’interroge d’étagère en étagère, mais pas le moindre détective Babylonien
sur nul horizon… Je n’ose y croire : 75 000 malheureux bouquins
patientent dans cette antichambre sordide et un Jérémy sans foi ni cœur aurait
choisi un étranger ! Après le déluge, c’est un tsunami qui menace. Sans
que l’on sache comment, un recueil de nouvelles réussi à fausser compagnie à
ses congénères pour sauter dans le vide ; quand on le ramasse, ses pages
sont devenues toutes blanches…] Ensuite, il s’agit de suivre scrupuleusement le
programme à la lettre : lire dix pages (ou même seulement cinq pour
démarrer) dans le même lieu et à la même heure afin que l’esprit et le corps
s’habituent plus aisément ; je privilégierais plutôt le soir, juste avant le
coucher, pour que la nuit vous aide à digérer. C’est un procédé tout simple,
mais il faut faire l’effort de s’y tenir. Après, le calcul est rapide, il vous
faudra seulement entre vingt et quarante jours pour lire un livre de deux-cent
pages. Vous vous rendez un petit peu compte, chère Madeleine, si tout se passe
comme prévu, et je n’en doute pas un instant, nous nous retrouverons, ici même,
dans une vingtaine de jours, et vous aurez lu un chef-d’œuvre – c’est inouï, n’est-ce
pas ?! En vérité, je vous l’annonce,
poussés par la magie des mots, la plupart des candidats franchissent la ligne
d’arrivée beaucoup plus tôt. Mais il ne sert à rien de trop se précipiter, j’ai
connu, hélas, des empressés qui avalaient des cinquante pages le premier jour
pour manquer leur rendez-vous dès le lendemain. L’important, c’est de prendre la
bonne habitude et de conserver le rythme. Vous m’avez confessé que vous vous en
faisiez tout un monde et vous avez mille fois raison, c’est un univers extraordinaire,
mais il n’y a pas la moindre porte à pousser, la grande maison littéraire est
ouverte à tous les vents ! Il suffit de s’assoir et de laisser ses yeux
s’émerveiller ! Pour vous qui aimez la musique, c’est comme le classique
ou le jazz, certaines personnes s’imaginent qu’il est nécessaire de posséder un
quotient intellectuel hors du commun et une culture plus grosse que ça pour
pouvoir apprécier un concerto de ce cher vieux Johann Sebastian Bach ou les
entrelacs cubistes d’un Thelonious Monk, alors qu’il s’agit simplement de rendre
son cœur pur ! »
J’essaye de rendre compte, mais mes pensées
s’éparpillent. Je ne peux cesser de songer à ce triste livre qui a plongé dans
l’air vicié avant de s’écraser au sol où il s’est vidé de tous ses mots. Cela
ne risque guère d’empêcher le monde de tournicoter ; c’est vrai,
qu’ici-bas, des malotrus n’hésitent pas à nous traiter d’objet voire carrément de
chose (comme le mot est vulgaire et dégradant !) considérant, sans doute,
que nous ne valons pas beaucoup mieux qu’une machine à coudre ou un parapluie (ceci
– il va sans dire, mais c’est toujours mieux en le disant – énoncé sans aucune
forme de snobisme !). Jérémy parvient tout de même à m’amuser par son
incroyable vitalité et son enthousiasme débordant. A l’écouter, tout paraît si évident
: « […] alors qu’il s’agit simplement de rendre son cœur pur ! »
Il faudra qu’il pense à me la tatouer sur l’épaule, celle-là, elle me plaît énormément
!
L’heure du déjeuner approche, je perçois quelques
gargouillis qui montent de l’estomac pour grimper, tout là-haut, jusqu’au cerveau.
Mais un bruit plus puissant se laisse également entendre. On dirait un
roulement à bille tournant à pleine vitesse : c’est le leitmotiv de la matinée
qui se manifeste de nouveau : Jérémy va-t-il enfin pouvoir profiter de
cette nouvelle pause pour terminer de lire les aventures de nos délicieuses
demoiselles de Kyôto ?
« J’aimerais vous inviter à déjeuner
pour vous remercier de votre accueil chaleureux et de vos bons conseils,
propose généreusement Madeleine.
– C’est toujours si charmant une demoiselle
qui souhaite inviter un vieux monsieur !
– Vous ne ressemblez pas exactement à un
vieillard !
– Je ne sais pas ce qu’il vous faut, j’ai
plus d’un demi-siècle ! Vous auriez peut-être préféré que je vous serve le
baragouin d’usage : « j’ai bientôt 55 ans, mais je me sens encore
jeune dans ma tête ! » Quelle horreur et quelle sottise ! C’est
le signe évident d’une décrépitude déjà bien entamée ! Quand j’avais votre
âge, il n’y avait ni Internet ni téléphone portable… et les tyrannosaures et
autres charmants diplodocus batifolaient encore gaiement dans la prairie !
Est-ce que vous aimez les omelettes, je connais une chouette popotte où le patron
est le roi de l’omelette aux champignons, laquelle est toujours accompagnée des
plus merveilleux disques de jazz ?