Un dernier nuage
essore sa jolie robe de coton, le ciel s’est enfin fatigué de pleuvoir… Sur les
trottoirs détrempés, les piétons harassés glissent vers la bouche de métro en
priant le dieu des grèves et des embrouillaminis ferroviaires de bien vouloir
les épargner. L’espace d’un instant, Jérémy songe à ressusciter Madeleine, mais
abandonne aussitôt l’idée, trop éprouvante. Il dépasse l’escalier où, déjà,
chacun joue des coudes (voire des genoux et davantage si affinité) avant d’être
écrabouillé lui-même. Il marche longuement à travers la nuit qui se dessine.
Aux abords de la
Rue Tiquetonne, des notes de luth et de harpe se compliquent au sifflet du
vent. Jérémy pousse la porte de la Maison du Saké, s’assoit au bar et, après
avoir méticuleusement étudié la carte, commande un Kenbishi Mizuho (« Kenbishi est un mélange
de saké affiné manuellement pendant deux à huit ans. Il se caractérise par un
parfum de céréales, de champignons et de minéralité de la terre. La note finale
qui perdure très longtemps fait légèrement penser à des marrons chauds. »).
Les jumelles de Kyôto sortent de son sac. Il boit lentement une gorgée de
nectar. Il y aurait un (autre) livre à écrire sur les ultimes pages des romans,
sur les empressés qui les dévorent pour en connaître plus vite la fin, comme
sur ceux qui, au contraire, ralentissent leur lecture et savourent chaque mot
en regrettant que le voyage s’achève déjà… « Naeko acquiesça de la tête.
Chieko, agrippée à la porte ocre de la claire-voie, la suivit longtemps du
regard. Naeko ne se retourna pas. Sur les cheveux de Chieko tomba, légère, un
peu de neige qui aussitôt disparut. La ville, évidemment, baignait encore dans
le sommeil. » Jérémy lit et relit ce dernier paragraphe, comme s’il
voulait l’enfermer à jamais dans son cœur. Il termine son saké d’un seul trait.
Il se baragouine quelque chose à lui-même, du bout des lèvres, sans que je
puisse en saisir le sens. Une larme vient déchirer sa joue. Il voudrait partager
ce passage magnifique avec la fille de la photo (dont il faudra bien que j’apprenne
le prénom), avec Madeleine, avec sa responsable… mais il n’y a que moi et un
barman japonais envapé dans ses propres rêveries (peut-être a-t-il abusé du
Dassaï Au-delà (une cuvée d’exception
où : « un grain de riz d’une finesse inouïe se marie à des notes de
figue, de praline, de melon, de citron, de menthe et de fleur d’oranger »).
La vie n’est peut-être pas toujours si cruelle, voyez : un beau roman, une
gnôle de compétition et vous voilà en expédition à l’autre bout du monde… Une
citation de Gustave Flaubert fuse à travers le ciboulot de Jérémy en
anéantissant ma philosophie de comptoir : « Le seul moyen de
supporter l’existence, c’est de s’étourdir dans la littérature comme dans une
orgie perpétuelle. Le vin de l’Art cause une longue ivresse et il est
inépuisable. C’est de penser à soi qui rend malheureux. » Je ne suis ni jaloux
ni envieux de ces mots superbes que je subtilise à la dérobée, j’ai juste terriblement
hâte que Jérémy s’installe plume en main devant son secrétaire et ose se
frotter passionnément à La Chose. Si seulement, un jour, un être, un seul,
pouvait laisser choir une larmichette d’émotion en dégustant mes dernières
phrases, je serais le plus heureux des livres ! Jérémy caresse tendrement
la couverture du roman, fait glisser toutes les pages du bout du pouce, relit
la notule d’introduction ainsi que quelques bribes piochées au hasard. Il paye
son verre avant de regagner la rue.
Jérémy zigzague
entre les flaques. Il est déjà bien tard. Le grand satellite nocturne commence à
former son magnifique croissant dans un coin de ciel gris. La tête toujours
tourné vers le Japon, notre héros murmure un haïku : « De temps en
temps / les nuages nous reposent / de tant regarder la lune. »
Quand il arrive
sur le quai de la gare, le train vient tout juste de partir (on le voit encore
qui s’éloigne en tortillant du wagon !), et, avec cette fichue grève, le
suivant n’est pas prévu avant soixante minutes et quelques lourdes poussières. Attention,
panique à tribord ! Comment notre homme va-t-il supporter cette attente sans la
moindre ligne à se mettre sous les yeux ? A cette heure tardive, les
librairies sont fermées et les kiosques à journaux itou. Le manque le gagne
rien que d’y penser. Il y aurait bien le vieux père Mazout, qui reste parfois
ouvert jusqu’au milieu de la nuit, mais son échoppe se trouve au diable
Vauvert. Jérémy peste, autant contre lui-même que contre les agents de la
S.N.C.F., se reproche son impardonnable négligence. Une nouvelle foule se forme
et ça râle à mieux mieux : « Ils nous prennent en otages, ces maudits
cossards calamiteux ! », hurle une jeune femme au bord de la crise de
nerfs. Jérémy quitte la gare pendant que d’autres noms d’oiseaux se cognent aux
parois de la volière en détresse.
Jérémy aperçoit
un journal abandonné sur un banc, mais il le dédaigne : ce n’est pas de la
littérature ! Il tire quelques bouffées de son calumet à vapeur. Il
repense aux premières Craven qu’il partageait avec son cousin Germain, au fond
du Square Saint-Lambert, cachés à l’ombre du grand marronnier. Les souvenirs se
précipitent en avalanche et c’est là que j’apprends l’importance de ce dernier,
le passeur qui lui fit découvrir Prévert, puis Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont
et, plus tard, Artaud, Proust, Céline, Dostoïevski et toute la bande des plus
ou moins grands génies… Son émotion est vive, je comprends que le gars est mal
en point. Une immense maison blanche et triste se peint dans son esprit. Il y a
des barreaux aux fenêtres et des cris qui éclaboussent les murs. Des femmes
sans visage arpentent les couloirs dans des blouses immaculées. Elles poussent
des chariots remplis de fioles débordant de pilules multicolores (les seules
couleurs qui semblent autorisées dans cet endroit sinistre).
Encore une pensée
lugubre et Jérémy manquait de nouveau le train. Les voyageurs sont entassés
comme les mauvais jeux de mots dans les mémoires d’un comique du troisième
millénaire ! Je vous épargne les balivernes pour smartphones dernière génération
et les échos entremêlés des muzaks, car Jérémy a décidé de les ignorer en se
concentrant sur la pile de ses derniers achats. Il fait mentalement défiler les
couvertures avec une lueur dans l’œil qui ferait presque peur ! Je crains
que ce ne soit pas ce soir que vous me verrez enfiler ma nouvelle panoplie. Je
ne voudrais pas donner l’impression de me plaindre mais avec toutes ces
merveilleuses images qui voltigent, forcément, ça donne envie d’en être. Une
voix chaude et presque sensuelle annonce le nom de sa station, nous serons
rapidement renseignés.