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lundi 18 février 2019

Mot à mot sur la bouche [feuilleton par Jimmy Jimi] # 1



    Vous me lisez et, pourtant, je n’existe pas ! Pour l’instant, je ne suis qu’un livre écrit sur du vent, un roman en robe de sable…
   J’ai pris un semblant de forme au mitant de la nuit, au cœur d’un orage, au milieu d’autres rêves. Mais, déjà, je vois, j’entends et je sais tout. C’est que je crois être idéalement placé à l’intérieur du cerveau de mon créateur.
   Lentement, un timide soleil a remplacé la lune au fond du ciel grisâtre. Bientôt, les premiers oiseaux commencent à chanter en voletant entre les branches d’un prunier ou en jouant aux équilibristes sur les feuilles d’une haie de lauriers. A six heures précises, l’alarme du réveil se déclenche en étouffant cette joyeuse harmonie sous une avalanche de bips peu mélodieux. Je suis violemment projeté contre je ne sais quelle paroi obscure. Je crains pour mon existence. J’entrevois un songe qui se fait assommer avant d’être aspiré par les lèvres gourmandes de l’oubli.
   Jérémy se tourne sur sa couche en maugréant dans un charabia burlesque, ses yeux implorent de demeurer clos cinq minutes supplémentaires, mais il faut trouver cet assourdissant réveil pour le réduire au silence. Sa main gauche farfouille sur la table de chevet. Enfin, les gentils piafs peuvent reprendre leur délicieux couplet. Jérémy frotte doucement ses lourdes paupières maquillées de poussières d’étoiles.
   Les rideaux de velours s’entrouvrent, la pluie frappe aux carreaux ; c’est mon premier matin, et il fait tout moche sur la vie. Je ne vais pas trop me plaindre : tant que je vous parle, c’est que je n’ai pas encore été chassé de ce monde incertain.  
   Jérémy s’étire puis jette un regard sur une photographie accrochée sur l’un des murs de la chambre (un joli brin de fille, pour ce que je peux en savoir). Il lui murmure quelque secret que je ne parviens pas à déchiffrer. Soudain, apercevant un livre (le Kyoto de Yasunari Kawabata) tombé sur le sol pendant qu’il essayait d’éteindre le fâcheux réveil, il le ramasse et caresse sa couverture, comme s’il voulait s’excuser de l’avoir aussi maltraité. Il retire le signet glissé entre la cent dixième et la cent onzième page et commence la lecture d’un chapitre intitulé : Les Teintes de l’automne. Je suis jaloux et crains toujours davantage pour ma survie. J’ai peur qu’il m’abandonne tandis qu’il dévore amoureusement cette œuvre qui me semble admirable tant sur le fond que sur la forme. Il ne veut plus s’arrêter, il a été trop longtemps sevré par les heures de sommeil.
   Après s’être délecté d’une vingtaine de pages, il referme le roman – à contre cœur. Maintenant, il longe le couloir pour gagner la cuisine. Son esprit est encombré de tout un tas d’images japonaises : un kimono, une forêt de cryptomères, une maison de thé, le Daimonji… Je tangue, je vacille, je peine à refuser l’évanouissement qui se propose à moi. Je m’accroche difficilement aux guenilles d’un voisin, un vieux souvenir lui-même en piteux état.    
   Jérémy s’active dans la kitchenette : il remplit la bouilloire d’eau, glisse un toast dans le grille-pain, presse une orange (qu’il complique d’un trait de citron vert), sort une plaquette de beurre salé et un pot de marmelade du réfrigérateur. De l’autre côté de la page, je vous sens blasés par ces gestes du quotidien, mais pour moi qui vient de sortir du néant tout me paraît féérique !
   Oh, la bergamote a des effets stupéfiants sur la psyché de mon ami ! Après une seule gorgée de thé, le voilà qui quitte la cuisine à la hâte pour gagner le salon. D’un seul coup, ça s’agite étrangement dans son mignon ciboulot et la matière grise me pousse sur le devant de la scène. Jérémy ouvre le tiroir d’un ravissant petit secrétaire pour en extraire un magnifique stylo plume à pompe, une bouteille d’encre violette et un bloc de papier. Je retiens ma respiration (ou tout comme), c’est la plus belle minute de ma vie ! D’une superbe mais quasi illisible écriture (moi-même, je peine à me lire !), il dessine quelques phrases sur la page immaculée. Hourra ! le bâton phallique dégouline de liqueur séminale, la lance a transpercé la chaire pour goûter le sang ! 
   Voilà, je ne suis plus du domaine du songe, je possède des membres, un corps. On m’applaudit en haut lieu ! On me fête ! Je ne représente peut-être qu’une poignée de mots griffonnés sur un bout de papier, mais j’ai quitté la grande nébuleuse, je tiens une place dans l’univers !
   Un énorme chat tigré, un raminagrobis au poil hirsute et à la moustache en bataille, vient gâter la cérémonie en grattant contre le bois de la porte-fenêtre.
   « Tiens, te revoilà, mon gros voyou, où étais-tu donc passé depuis la semaine dernière ? » (Cela n’a l’air de presque rien et, cependant, le moment est d’importance. Je suis tout ému, c’est la toute première fois que j’entends distinctement la voix de mon auteur.)
   Pour toute réponse, le gras matou offre un ronronnement à peine audible et qu’on jurait forcé. Indolemment, il se dirige vers la cuisine où il espère trouver une gamelle à son goût. A l’évidence, c’est un gouttière sans dieu ni maître qui a choisi de dormir et de manger où ça lui chante (et tant pis si, parfois, il lui faut chasser un rongeur ou roupiller au milieu d’un champ d’étoiles).
   Jérémy se rassoit, allume sa vapoteuse et tire de longues bouffées aux saveurs vanillées. Il me relit plusieurs fois de suite avant de former des rectangles de travers, des ronds approximatifs et des triangles biscornus qu’il remplit de gribouillages agrémentés de flèches volant dans tous les sens. J’aurais de la chance s’il s’y retrouve !
   Le félin revient dans la pièce en léchant ses épaisses babines. Après trois essais infructueux et quelque peu grotesques, il parvient tout de même à se hisser sur la tablette du secrétaire. Mais quel vilain sans gêne, ne voilà-t-il pas qu’il pose son imposant fessier sur moi ! Et je suis sans défense ! Heureusement, Jérémy s’empare de l’impudente bestiole et la dépose sur le canapé avant de me plier en deux pour me ranger soigneusement dans une niche cachée du secrétaire où je serais moins en danger.
   Je possède le don d’ubiquité. Je suis désormais fait d’encre et de papier, mais je plane toujours dans le cerveau de mon créateur. C’est ainsi que je peux m’attarder un instant pour détailler le salon. Ici, c’est le royaume du livre. C’est bien simple, à l’exception d’une étagère réservée aux disques, les romans, plaquettes de poésie, recueils de nouvelles, essais et autres biographies ou correspondances mangent tous les murs en ne se privant guère pour déborder partout et ailleurs. Trouverais-je un jour ma place au beau milieu de cette improbable bibliothèque ?
   Jérémy grimace en sirotant son thé devenu froid. Il vape de nouveau pour se consoler. Il s’approche de la discothèque citée plus haut avant de l’inspecter avec gourmandise. Maintenant, il dépose délicatement la belle galette noire sur la platine. Je tombe en admiration devant la sublime brune (je vais bientôt devenir spécialiste) qui me sourit du haut de sa pochette. L’exquise créature se nomme Bobbie Gentry et elle offre une ode à un certain Billie Joe. Mince, que les dieux et les diables me damnent, mais je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau ! Il faut reconnaître qu’en dehors des gazouillis des oiseaux, de l’alarme du réveil et des miaulements du chat, mon oreille était encore vierge. Tout de même, quel envoûtement ! Elle ne s’exprime pas dans notre langue, mais c’est égal, j’ai l’impression qu’elle chante dans quelque idiome savant que seul mon cœur peut comprendre et cela m’expédie dans des rêveries insensées !