Vous me lisez et,
pourtant, je n’existe pas ! Pour l’instant, je ne suis qu’un livre écrit
sur du vent, un roman en robe de sable…
J’ai pris un semblant de forme au mitant de
la nuit, au cœur d’un orage, au milieu d’autres rêves. Mais, déjà, je vois, j’entends
et je sais tout. C’est que je crois être idéalement placé à l’intérieur du
cerveau de mon créateur.
Lentement, un timide soleil a remplacé la
lune au fond du ciel grisâtre. Bientôt, les premiers oiseaux commencent à
chanter en voletant entre les branches d’un prunier ou en jouant aux équilibristes
sur les feuilles d’une haie de lauriers. A six heures précises, l’alarme du
réveil se déclenche en étouffant cette joyeuse harmonie sous une avalanche de
bips peu mélodieux. Je suis violemment projeté contre je ne sais quelle paroi
obscure. Je crains pour mon existence. J’entrevois un songe qui se fait assommer
avant d’être aspiré par les lèvres gourmandes de l’oubli.
Jérémy se tourne sur sa couche en maugréant
dans un charabia burlesque, ses yeux implorent de demeurer clos cinq minutes
supplémentaires, mais il faut trouver cet assourdissant réveil pour le réduire
au silence. Sa main gauche farfouille sur la table de chevet. Enfin, les
gentils piafs peuvent reprendre leur délicieux couplet. Jérémy frotte doucement
ses lourdes paupières maquillées de poussières d’étoiles.
Les rideaux de velours s’entrouvrent, la
pluie frappe aux carreaux ; c’est mon premier matin, et il fait tout moche
sur la vie. Je ne vais pas trop me plaindre : tant que je vous parle,
c’est que je n’ai pas encore été chassé de ce monde incertain.
Jérémy s’étire puis jette un regard sur une
photographie accrochée sur l’un des murs de la chambre (un joli brin de fille,
pour ce que je peux en savoir). Il lui murmure quelque secret que je ne
parviens pas à déchiffrer. Soudain, apercevant un livre (le Kyoto de Yasunari Kawabata) tombé sur le
sol pendant qu’il essayait d’éteindre le fâcheux réveil, il le ramasse et
caresse sa couverture, comme s’il voulait s’excuser de l’avoir aussi maltraité.
Il retire le signet glissé entre la cent dixième et la cent onzième page et
commence la lecture d’un chapitre intitulé : Les Teintes de l’automne. Je suis jaloux et crains toujours
davantage pour ma survie. J’ai peur qu’il m’abandonne tandis qu’il dévore amoureusement
cette œuvre qui me semble admirable tant sur le fond que sur la forme. Il ne
veut plus s’arrêter, il a été trop longtemps sevré par les heures de sommeil.
Après s’être délecté d’une vingtaine de
pages, il referme le roman – à contre cœur. Maintenant, il longe le couloir
pour gagner la cuisine. Son esprit est encombré de tout un tas d’images japonaises :
un kimono, une forêt de cryptomères, une maison de thé, le Daimonji… Je tangue,
je vacille, je peine à refuser l’évanouissement qui se propose à moi. Je
m’accroche difficilement aux guenilles d’un voisin, un vieux souvenir lui-même
en piteux état.
Jérémy s’active dans la kitchenette :
il remplit la bouilloire d’eau, glisse un toast dans le grille-pain, presse une
orange (qu’il complique d’un trait de citron vert), sort une plaquette de
beurre salé et un pot de marmelade du réfrigérateur. De l’autre côté de la
page, je vous sens blasés par ces gestes du quotidien, mais pour moi qui vient
de sortir du néant tout me paraît féérique !
Oh, la bergamote a des effets stupéfiants
sur la psyché de mon ami ! Après une seule gorgée de thé, le voilà qui
quitte la cuisine à la hâte pour gagner le salon. D’un seul coup, ça s’agite étrangement
dans son mignon ciboulot et la matière grise me pousse sur le devant de la
scène. Jérémy ouvre le tiroir d’un ravissant petit secrétaire pour en extraire
un magnifique stylo plume à pompe, une bouteille d’encre violette et un bloc de
papier. Je retiens ma respiration (ou tout comme), c’est la plus belle minute
de ma vie ! D’une superbe mais quasi illisible écriture (moi-même, je
peine à me lire !), il dessine quelques phrases sur la page immaculée.
Hourra ! le bâton phallique dégouline de liqueur séminale, la lance a
transpercé la chaire pour goûter le sang !
Voilà, je ne suis plus du domaine du songe,
je possède des membres, un corps. On m’applaudit en haut lieu ! On me
fête ! Je ne représente peut-être qu’une poignée de mots griffonnés sur un
bout de papier, mais j’ai quitté la grande nébuleuse, je tiens une place dans
l’univers !
Un énorme chat tigré, un raminagrobis au poil
hirsute et à la moustache en bataille, vient gâter la cérémonie en grattant
contre le bois de la porte-fenêtre.
« Tiens, te revoilà, mon gros voyou, où
étais-tu donc passé depuis la semaine dernière ? » (Cela n’a l’air de
presque rien et, cependant, le moment est d’importance. Je suis tout ému, c’est
la toute première fois que j’entends distinctement la voix de mon auteur.)
Pour toute réponse, le gras matou offre un
ronronnement à peine audible et qu’on jurait forcé. Indolemment, il se dirige
vers la cuisine où il espère trouver une gamelle à son goût. A l’évidence,
c’est un gouttière sans dieu ni maître qui a choisi de dormir et de manger où
ça lui chante (et tant pis si, parfois, il lui faut chasser un rongeur ou roupiller
au milieu d’un champ d’étoiles).
Jérémy se rassoit, allume sa vapoteuse et
tire de longues bouffées aux saveurs vanillées. Il me relit plusieurs fois de
suite avant de former des rectangles de travers, des ronds approximatifs et des
triangles biscornus qu’il remplit de gribouillages agrémentés de flèches volant
dans tous les sens. J’aurais de la chance s’il s’y retrouve !
Le félin revient dans la pièce en léchant
ses épaisses babines. Après trois essais infructueux et quelque peu grotesques,
il parvient tout de même à se hisser sur la tablette du secrétaire. Mais quel vilain
sans gêne, ne voilà-t-il pas qu’il pose son imposant fessier sur moi ! Et
je suis sans défense ! Heureusement, Jérémy s’empare de l’impudente
bestiole et la dépose sur le canapé avant de me plier en deux pour me ranger
soigneusement dans une niche cachée du secrétaire où je serais moins en danger.
Je possède le don d’ubiquité. Je suis
désormais fait d’encre et de papier, mais je plane toujours dans le cerveau de
mon créateur. C’est ainsi que je peux m’attarder un instant pour détailler le
salon. Ici, c’est le royaume du livre. C’est bien simple, à l’exception d’une
étagère réservée aux disques, les romans, plaquettes de poésie, recueils de
nouvelles, essais et autres biographies ou correspondances mangent tous les
murs en ne se privant guère pour déborder partout et ailleurs. Trouverais-je un
jour ma place au beau milieu de cette improbable bibliothèque ?
Jérémy grimace en sirotant son thé devenu
froid. Il vape de nouveau pour se consoler. Il s’approche de la discothèque citée
plus haut avant de l’inspecter avec gourmandise. Maintenant, il dépose
délicatement la belle galette noire sur la platine. Je tombe en admiration
devant la sublime brune (je vais bientôt devenir spécialiste) qui me sourit du
haut de sa pochette. L’exquise créature se nomme Bobbie Gentry et elle offre
une ode à un certain Billie Joe. Mince, que les dieux et les diables me
damnent, mais je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau ! Il faut
reconnaître qu’en dehors des gazouillis des oiseaux, de l’alarme du réveil et
des miaulements du chat, mon oreille était encore vierge. Tout de même, quel
envoûtement ! Elle ne s’exprime pas dans notre langue, mais c’est égal,
j’ai l’impression qu’elle chante dans quelque idiome savant que seul mon cœur
peut comprendre et cela m’expédie dans des rêveries insensées !