Jérémy récupère son courrier : une
facture d’électricité ; le nouveau catalogue d’une librairie spécialisée
en éditions anciennes ; les promotions d’un magasin de vêtements et une
magnifique enveloppe en papier vélin, sur laquelle a glissé une non moins
superbe écriture à peine trop penchée. A la vue de cette dernière, les yeux de
Jérémy abandonnent précipitamment leur orbite pour venir heurter le mur d’en
face avec quelque violence ! Une fois qu’ils sont revenus se placer (non
sans mal) dans leur cavité, notre ami retourne l’enveloppe pour s’assurer du nom
de l’expéditrice : Natacha Pompilius. Ses pauvres yeux mouillants n’ont plus
envie d’aller se cogner nulle part et se contentent désormais de couler en
abondance. Toutes les sirènes d’alarme hurlent d’une même voix stridente au
milieu du noir océan de la nuit. Je ne sais où me cacher. Jérémy déchire
l’enveloppe comme il peut. Il déplie la lettre en tremblant de tous ses
membres. Ses pupilles troublées par les larmes peinent à comprendre le sens des
mots et sa raison refuse d’en enregistrer le message. Il flotte une effroyable
puanteur dans le salon, comme si aucun matin ne devait plus jamais se lever. Il
s’agit d’une invitation à un mariage, celui de ladite Natacha et d’un certain Isidore
Lahuri (ce nom grotesque ne lui fait pas esquisser le moindre sourire, on hésite
à se gausser d’un homme qui a réussi à subtiliser la femme de votre vie). Pour
Jérémy, chaque mot ressemble à une insulte tracée de la main crochue du « Malin ».
Les portes de l’évanouissement s’ouvrent en grand, mais au moment où il projette
de se jeter sur un généreux tapis de pommes, la sonnerie du téléphone retentit.
« Allô, mon
chéri, c’est maman. Comment vas-tu, mon grand ?
– Plutôt bien, mamou…
– Je crois que tu
oublies que tu parles à ta mère. Tu t’imagines que je ne sais pas traduire les
sanglots longs qui transforment ta voix en violon monotone !
– Je suis désolé,
mais tes verlaineries approximatives ne me font pas tellement rire… Natacha va
se marier, je viens de recevoir le carton d’invitation.
– Oh, elle te
convie à ses noces, l’effroyable impudente ! Mais cette saleté de morue
est un monstre sadique !
– Doucement, s’il
te plaît, maman, Natacha n’a jamais été que tendresse et douceur, c’est moi qui
ne la méritais pas. Toujours à la traîner de librairies en bouquinistes à
longueur de week-end ; toujours à lui faire visiter des portes cochères et
des cimetières pendant chacune de nos vacances : « Ici vécu tel grand
poète, ici repose tel immense romancier » ; au bout d’une décennie, je
peux comprendre qu’elle ait eu d’autres aspirations – et je n’ose même pas
évoquer les années passées à me regarder écrire ce fichu bouquin de malheur que
je n’ai jamais été capable de terminer…
– Elle savait que
tu étais écrivain quand elle t’a rencontré.
– Tu es mignonne,
mamounette, mais écrivain, c’est un bien grand mot, un bien trop grand pour
moi. Je n’ai jamais été qu’un bibliothécaire anonyme pataugeant au milieu de
fantasmes trop larges pour sa maigre personne. En tout et pour tout, qu’est-ce
que j’ai publié qui mériterait ce titre honorifique ? Une demie douzaine de
poèmes et trois nouvelles dans des revues qui sont uniquement lues par ceux qui
y participent.
– Si
l’intouchable Mademoiselle Natacha (dont le départ te tourmente tout de même
depuis cinq longues années) avait fait convenablement son travail de muse, tu
l’aurais fini ce roman.
– Tu le sais bien,
les muses, c’est comme les anges ou les fées, ça fait très joli dans les
contes, mais, au final, l’écrivain demeure infiniment seul face à l’immensité
de la page blanche… J’ignore pourquoi nous en discutons encore, nous avons déjà
ressassé à l’envi sur ce pénible sujet. J’ai écrit, corrigé et réécrit ce maudit
bouquin dix fois sans que les deux ou trois derniers chapitres ne daignent se
montrer. Il me manquait quoi, cinquante ou cent pages tout au plus ? Elles
n’ont jamais voulu se laisser dessiner et Natacha aurait pu me couvrir de
baisers à chaque seconde, danser le boogaloo en tenue affriolante ou invoquer
les dieux de l’encre et du papier que ça n’aurait rien changé. Je me suis perdu
tout seul dans ce labyrinthe de paperasse ; je me suis usé le cœur à tout
reprendre encore et encore avant d’avoir effleuré un semblant de fin du bout
des doigts ; j’ai tourné fou jusqu’à devenir méconnaissable et la faire
fuir… Pourquoi est-ce que tu m’obliges à rabâcher une énième fois tout cet
improbable charabia ? »
Il s’en suit un
long, un interminable silence de téléphone, puis on entend un raclement de
gorge, une petite toux, un reniflement, une larme qui coule, une larme qui
tombe… Chacun voudrait reprendre la parole, mais, ici aussi, les derniers mots
manquent à l’appel. Je dois avouer que c’est assez beau ce grand blanc entre
une mère et son fils, on s’endormirait presque dedans.
« Je vais te
laisser, mamounette, je n’ai pas encore mangé… J’ai quand même été content
d’entendre ta voix, je crois que ça m’a fait du bien.
– Tu vas y
aller ? Au mariage, tu vas quand même y aller ?
– Je ne sais pas
du tout, je suis encore sous le coup de l’annonce, je venais d’ouvrir
l’enveloppe quand tu as appelé… Je crois que mes costumes ne me vont plus.
– Tu as tellement
maigri, mais il est bien question de costumes ! Je n’ai pas envie de te
retrouver en miettes comme il y a cinq ans.
– Je me dis que
ça pourrait m’aider à faire définitivement mon deuil.
– Moi, je me dis
surtout que tu serais capable d’offrir un esclandre d’anthologie avec cassage
de figure du marié en point d’orgue !
– C’est aussi une
idée ! Enfin, la cérémonie est dans deux mois, j’ai encore le temps de
peser le pour et le contre !
– Ou, alors, tu pourrais
te faire accompagner d’une escort girl – mais
du genre vraiment maousse sexy ! –, l’air de dire : « tu m’as
quitté, regarde un peu avec qui je me suis consolé » ! Je suis prête
à participer aux frais !
– Tu es dingo, ma
mamounette, c’est pour ça que je t’aime tellement ! Tu as vraiment bien
fait de m’appeler, ce soir, tu as désépaissi mon brouillard.
– Je t’embrasse
très fort, mon garçon, prend bien soin de toi. »
Sans manger, sans
se laver, sans même se déshabiller, Jérémy s’effondre dans le canapé et
s’endort immédiatement, comme assommé sous le poids conjugué des larmes et des éclats
de rires. Seul, je m’autorise encore à veiller un instant dans la pénombre. Voilà,
j’ai survécu à ma première journée sur la terre, au milieu de ces êtres plus extravagants
les uns que les autres. Ce n’est pas de tout repos… Mon corps n’a pas grossi du
moindre gramme, personne ne l’ayant sorti de sa niche depuis le matin, mais je
n’ai guère mieux à faire que de garder espoir. Bien sûr, la biographie de mon
frère aîné n’a pas manqué de m’inquiéter ; pourtant, je serai toujours
mieux à me faire cajoler entre les doigts de Jérémy, plutôt qu’abandonné en
feuille froissée dans un tiroir secret…