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mardi 2 mai 2017

Pour la beauté du geste (feuilleton électrique) par Jimmy Jimi # 136


136. THESE DAYS [JACKSON BROWNE] 

   Les filles m'attendaient devant la maison sous un gigantesque parapluie, aux couleurs de l'Union Jack, rapporté par Eleonore de ce qu'il reste de Carnaby Street. Malgré le va et vient des issues glace, je pus distinguer l'ampleur exceptionnelle du sourire qui maquillait leurs lèvres. Jamais, je n'avais observé un spécimen aussi radieux. 

   Nous échangeâmes de longs baisers sur le trottoir détrempé, puis elles me prirent chacune par une main pour m'entraîner à l'intérieur. Il flottait un doux parfum de tubéreuse dans le salon (la délicieuse fragrance est remontée dans mes narines au moment de conclure la phrase précédente). Tout à coup, mes mignonnes se regardèrent, échangèrent un clin d’œil complice avant de brailler d'une seule voix : « Le miracle ! Le miracle ! », tels des fans réclamant l'entrée immédiate d'un groupe sur scène ! 

   J'avais joliment arrangé le portrait du « Monstre » à la manière de quelque maître cubiste, mais mes petits poings rageurs ne furent pas suffisamment lourds pour l'expédier dans les profondeurs abstraites du coma. Son manager avait manigancé tout ce vilain baratin dans l'espoir de refourguer une énième compilation de ses affreux succès d'antan, il paraît que ce genre de fait divers relance confortablement les ventes. A sa sortie d'hôpital, le « Monstre » m'avait disculpé en contredisant la version de la mamie qui promenait son chien. Son imagination s'était portée sur un agresseur d'origine asiatique (et sans doute champion d'arts martiaux, avait-il pris soin de préciser) qui en aurait voulu à son portefeuille... J'aurais du être soulagé, pourtant, une nouvelle coulée de larmes noya de nouveau mon cœur. A cause de cet abominable, j'avais raté mon séjour sur l'Ile Déserte. Cela en plus de tout le reste...

   Mais comment Mary connaissait-elle tous ces détails ? Le « Monstre » avait osé téléphoner chez moi, osé parler de sa voix de chanteur suave à ma douce amoureuse... Avant que je n'ouvre la bouche pour hurler à la mort, Mary m'annonça : « Pour fêter cet heureux dénouement, nous t'avons préparé une belle surprise, nous t'emmenons en promenade pour le week-end. Tu as juste le temps de boire une coupe de champagne en écoutant la première face d'un disque. »

   On ne pose jamais cette question : « Quel serait votre album de retour d'Ile Déserte ? »

   Et je manquais encore lamentablement l'occasion de me rattraper... J'ai bien honte de vous avouer le nom du disque, mais je vous dois la vérité... 

   Bientôt, je vis des chanteurs miniatures glisser de leur pochette et lever leur index, comme à l'école, pour que je les choisisse ! Lou, Nick, Mick, Steve, Jim, Bob, John, Jimi, Arthur, James, Otis, Billie, Sam, Syd, Alex, Van, Louis, Ray, Iggy, Rod, Janis, Amy, Roger, Marc, David, Robert, Patti, Jonathan, Chris, Joey, Joe, Willy, Tom, Paul, Ian, Chrissie, Lux, Jeffrey... Qui allait donc l'emporter ? 

   On apprend les notes de pochettes et les crédits par cœur, mais on ne peut gagner à tous les coups... Chelsea girl,  le premier album de Nico, me fit découvrir le merveilleux Tim Hardin, mais il me conduisit aussi à acheter le For everyman de Jackson Browne pour sa version de These days, préalablement offerte à sa fiancée de l'époque (à ce que raconte la légende). Le gars Jackson jouait tout ce que j'étais sensé détester (surtout à l'époque de me jeunes années) : du soit disant rock dépourvu de rock comme de roll, des berceuses à peine électriques et sans le charme insondable de la voix bouleversante de Nico... Seulement, voilà, ma tête pesant encore aussi lourd qu'une hideuse porte de prison, je dédaignai Lou, Iggy, Steve et tous mes chers favoris pour m'abîmer dans cet album de dimanche pluvieux, de lendemain de cuite, de descente d'acide... 

« These days, these days. And if I seem to be afraid to live the life that I have made in song. It's just that I've been losing so long (Ces jours, ces jours. Et j'avais l'habitude d'être effrayé de vivre la vie comme si je l'avais mise en chanson. C'est juste que j'ai perdu si longtemps. »  

   Je regardai les bulles danser dans mon verre, comme on fait le compte de ses amis perdus.