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mercredi 24 mai 2017

Pour la beauté du geste (feuilleton électrique) par Jimmy Jimi # 139 (fin)


139. WE'RE GONNA HAVE A REAL GOOD TIME TOGETHER [THE VELVET UNDERGROUND] 

   Le fou furieux rebroussa chemin en marche arrière et en vitesse accélérée pour regagner la partie fragile de mon cerveau qu'il n'aurait jamais du quitter.   

   De son joli pas de danseuse, Mary glissa gracieusement jusqu'au juke-box, le même fantasmatique Wurlitzer qui faisait jadis la fierté d'Un Joli Nom (décidément, après les hélicoptères et la maison, « le Monstre » avait peu lésiné sur les moyens pour tenter d'amadouer sa mauvaise conscience). Bientôt, la voix de Van Morrison fit trembler les murs du salon : « Like to tell ya about my baby / You know she comes around... »

   Une vieille nana qui ressemblait vaguement à Polina était installée juste en face de moi. Une paire de vieux jumeaux tout chauves qui ressemblaient vaguement à Christophe et Cyril était assis à côté d'elle. Mon regard ne tarda pas à croiser les yeux si bleus d'une ancienne beauté qui ressemblait vaguement à Olympia. D'autres vieux gars qui ressemblaient vaguement à Guillaume, Alphonse et Isidore se tortillaient sur leur chaise. Je suppose que de l'autre côté du miroir, un vieux type qui ressemblait vaguement à Jimmy regardait l'assemblée d'un air passablement éberlué.

   Nous nous observâmes bouche bée pendant une belle poignée d'éternité, alors que Mary continuait à jouer au D.J. sur le juke-box étincelant. Des milliards de mots enfouis depuis des lustres tentaient vainement de s'échapper de nos lèvres endolories. Finalement, Olympia parvint à extraire quelque chose du charabia qui mangeait les émotions à fleur de sang de chacun : « C'est ta femme, Jimmy, qui passe les disques sur le juke-box ? C'est Mary Moore, la danseuse ? Je suis archi fan ! Je connaissais rien à la danse, c'est mon mari qui m'a invité à une représentation de Où va le blanc quand la neige fond ? pour notre anniversaire de mariage. Depuis, on rate jamais un de ses spectacles. Un soir, en sortant du théâtre, j'ai cru t'apercevoir, accoudé au bar. J'ai pensé que ça recommençait. Pendant une grosse dizaine d'années, je vous ai tous vu, partout, tout le temps. Quand j'allais acheter un disque, Christophe tenait la caisse ; quand je me rendais chez le coiffeur, Polina me shampouinait ; quand je prenais l'avion, Alphonse faisait le steward... J'ai épuisé tous les médecins, les psys et les marabouts de la capitale ! Au final, c'est un clown qui m'a sauvé ! Un vrai Auguste à l'ancienne avec le gros nez rouge, le falzar improbable et les pompes pointure cinquante-six. Je m'étais perdue dans le dédale d'un hôpital psychiatrique et j'avais atterri à l'étage des enfants. En réalité, il était avocat, mais, une fois par semaine, il venait tenter de faire marrer les gosses. Le costume, c'était son armure de grand timide, parce qu'il faisait pas tous ces trucs de clown. Lui, il racontait des histoires complètement abracadabrantes en prenant des voix toutes plus délirantes que les précédentes. Les gamins adoraient et, moi, j'avais plus ri depuis le soir où Chris était tombé de la scène après s'être entortillé les pieds dans son jack pendant qu'il imitait les moulinets de Pete Townshend ! Il était tellement timide, mon petit clown baratineur, que c'est moi qui ait été obligé de lui parler. J'avais jamais dragué un mec de toute ma vie, « Miss lycée à vie » n'avait pas besoin de ça ! Il m'a sauvé en me faisant un bébé, les hallucinations ont cessé le jour où j'ai su que j'étais enceinte... Bon, qu'est-ce qu'on fait, maintenant, mes amours, on s'embrasse comme des fous et on met le feu à cette baraque ? »

   Un mignon petit séraphin survola la pièce en effectuant quelques saltos un peu trop frimes avant qu'un autre ange ne s'exclame : « Oh, non, mamou, elle est trop cool, cette maison ! »

   C'était le sosie parfait d'Olympia, le jour où je l'avais vu, pour la première fois, tout en haut des marches, à la sortie du métro Pasteur.

   Je rangeai précieusement toutes mes émotions dans le pli de mon foulard, pris ma plus belle voix de chanteur raté, et offris à mes amis le solo final dont vous devrez vous contenter : « On ne va rien brûler du tout, si ce n'est la vie par tous les bouts, les plus beaux disques peuvent se permettre de contenir une chanson un peu trop longue et douloureuse, cela ne peut gâcher leur superbe. Et que fait-on quand un album magnifique vient de se terminer ? On s'en saisit délicatement avant de le retourner et de reposer l'aiguille magique tout au bord du sillon sacré. »




FIN