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mardi 26 février 2019

Mot à mot sur la bouche [feuilleton par Jimmy Jimi] # 2



  
   Jérémy augmente le volume de l’ampli afin de pouvoir entendre la musique jusque sous la douche. Bientôt, il se met à fredonner derrière le rideau dans un « yaourt » comique ! Voilà qui est un peu embarrassant à avouer, mais j’espère qu’il est plus doué pour l’écriture que pour le chant, sinon j’ai quelque souci à me faire ! Chaque individu ayant le droit à sa part d’intimité, je m’éclipse sur la pointe des mots et le laisse tranquillement finir sa toilette. 
   Le revoici, frais, dispos et exhalant un délicat parfum de fleur d’oranger.
   Ce garçon s’avère incapable de laisser filer une heure sans ouvrir un livre, mais il parait peu fidèle (ce qui m’effraye un peu) ; il oublie le roman japonais laissé dans la chambre pour se précipiter sur un pavé qui pourrait assommer un sumotori aux belles proportions ! L’objet n’indique pas moins de 785 pages au compteur. Ah, comme j’aimerais, un beau jour, posséder des formes aussi généreuses ! C’est tout ce que j’ai à déclarer (ce qui me semble déjà peu négligeable), nous annonce cet énigmatique et blond moustachu au bizarre galurin. Richard Brautigan est son nom. Je vous cite les références, au cas où vous ne sauriez quoi feuilleter en attendant de me lire. Mais quel ahuri je fais donc, vous êtes supposés m’avoir entre les mains ; je m’y perds déjà dans ce chaos cosmique !
   Le bonheur se peint sur son visage, pendant que Jérémy écluse les poèmes où la drôlerie le dispute à la mélancolie. Il n’a pas l’air pressé de se rendre au travail. C’était bien la peine de se lever à l’aube. Sur ce reproche, un souvenir, camarade de cerveau, me souffle à l’oreille (ou ce qui m’en tient lieu) : « C’est ainsi depuis plusieurs mois. Il a lu dans un magazine que la vie devenait beaucoup moins stressante, quand on gérait différemment ses matinées. L’article conseillait de se lever une ou deux heures plus tôt qu’à l’accoutumé afin de pouvoir prendre son temps et en consacrer une bonne partie à des activités apportant du plaisir. En suivant ce modèle, les gens ne se jettent plus dans les transports puis dans le travail sans avoir connus le moindre contentement. »
   J’ai quand même l’impression que le moment du départ se rapproche. Jérémy prépare ses affaires en commençant par glisser le roman de Kawabata dans son sac (je suppose que l’œuvre poétique complète de Brautigan est trop imposante pour risquer de l’emmener au-dehors).
   La pluie a cessé, mais il fait plutôt frisquet, surtout pour un nourrisson comme moi s’offrant sa première sortie. La gare est toute proche (à peine quelques centaines de mètres). C’est un endroit peu plaisant avec quantité de gens mal réveillés qui courent, qui se bousculent, qui n’hésitent pas à investir toute la largeur d’un escalier sans se soucier de ceux qui souhaiteraient aller en sens inverse, et qui ne sentent pas toujours très bons ! Jérémy fait des petits ronds de vapeur en attendant l’arrivée du train. Je me sens mal à l’aise au milieu de toute cette bruyante agitation. Je m’abandonne un moment dans mes songeries, le spleen n’est pas très loin ; j’aimerais que mon créateur rebrousse chemin et s’installe devant la table du salon pour me continuer (je serais même prêt à accepter que, du bout de sa queue touffue, le chat dessine des virgules sur mon corps). Je suis beaucoup trop chétif pour supporter facilement cette promiscuité. Un bambin passe devant nous en braillant tout ce qu’il peut ; il s’arrache les amygdales pour que sa mère le ramène à la maison, mais la dondon le traîne par la manche sans sourciller. Diantre, que ce monde est cruel !
   Le train est à l’approche. Chacun tente de passer devant l’autre dans l’espoir de dénicher une précieuse place assise. Une fois la bête à quai, c’est la grosse bousculade parmi la cohue ; c’est la loi du plus fort, du plus rusé. Jérémy enjambe deux valises et un carton à dessin, puis il évite d’un rien une trottinette électrique sur le point de tomber, avant de gagner finalement un bout de banquette entre un mastodonte malodorant et une adolescente trop parfumée (ce qui, croyez-le bien, ne créé pas vraiment un équilibre !). Ainsi coincé, il fouille péniblement dans son sac pour en extraire le roman – enfin un peu de réconfort au milieu de cet univers hostile. Quelques pages suffisent pour l’aider à réussir son évasion. Las, la réalité ne se laisse pas si aisément duper et l’extirpe rapidement de son périple asiatique. A trois rangées de là, un malotru brame dans son téléphone portable, comme s’il était tout seul au milieu de son salon, sans se soucier le moindre instant de la gêne occasionnée. Qu’a-t-il de si important et urgent à raconter ? A l’évidence, absolument rien, puisqu’il abreuve son interlocuteur (certainement malentendant) de toutes les fadaises qui lui passent par la tête. Il s’est saisi de son engin de malheur uniquement pour se désennuyer. Non seulement, il ne respecte pas le semblant de tranquillité des autres voyageurs, mais la moindre notion de pudeur lui semble totalement étrangère. A l’instant même, il vient de cesser ses balourdises pour enchaîner (avec la même désinvolture) sur le récent enterrement de sa grand-mère. Je sens mon Jérémy qui bout intérieurement ; aussi magnifique soit-il, cela le fatigue de relire toujours le même paragraphe. Il referme son ouvrage en laissant échapper un profond soupir. L’importun vient de quitter le cimetière où repose mémé pour s’emballer sur le prix exorbitant de je ne sais quelle nouvelle paire de chaussures de sport. Ce n’est plus acceptable, mon auteur se lève pour venir se planter devant l’énergumène. Là, à voix (un peu trop) haute, il commence à lire : « A proximité du monastère Nanzenji, il y avait à vendre une maison d’un prix fort abordable, venait d’apprendre Takichirô, et il proposa à sa femme et à sa fille, tout en profitant de la promenade par ce radieux jour d’automne, d’y aller jeter un regard. » L’enquiquineur est éberlué, il ne comprend pas ce qui lui arrive. L’affaire tourne au théâtre, tout le wagon a les yeux rivés sur cet improbable duo de comédiens.
   « Ecoute, gros, on s’rappelle, y’a un keum qu’est en train de m’embrouiller grave.
   – C’est un tantinet agaçant, n’est-ce pas ? Eh bien, dit Jérémy en haussant le ton, ça fait dix grosses minutes que vous faites exactement la même chose. Et je suis bien gentil, parce que Kawabata est beaucoup plus passionnant que le résumé des funérailles de votre malheureuse mamie.
   – Tais un peu ta gueule, sinon j’vais t’arranger la tronche !    
   – Je vous déconseille fortement d’essayer, je suis ceinture noire de yoga ! »
   Sur cette mignonne petite vanne, Jérémy tourne crânement les talons pour regagner une place qui, hélas, lui a été subtilisée (il n’y a pas de justice, cela se saurait). Il pousse donc jusqu’à l’espèce de parcage à bestiaux faisant face aux portes de sortie. Tout n’est cependant pas perdu pour la morale, Jérémy semble avoir gagné une fan : « Bravo, lui crie une femme entre deux âges (expression facile pour dire qu’elle n’est plus très jeune sans pour autant la considérer comme une ancêtre !), vous avez été héroïque ! Vous savez, c’est pas seulement un problème d’incivilité, ça va beaucoup plus loin. Hier – oui, c’était parfois mieux, il faut avoir le courage de le reconnaître, au risque de se faire traiter de vieille chose ! –, les gens lisaient dans le train ou faisaient des mots-croisés ; bref, ils essayaient de se cultiver, de faire fonctionner leurs méninges… Aujourd’hui, regardez autour de vous, dans ce wagon, la majorité a les yeux rivés sur son minuscule écran, et ça lit des messages (« Est-ce que l’on pense à moi ? »), ça consulte les réseaux sociaux (« Ai-je gagné un nouvel ami ? Est-ce que l’on aime ce que je partage ? »), ça regarde des vidéos de chats acrobates, ça joue à des jeux débiles… Kawabata n’a pas fini de les attendre ! » Son admiratrice aurait pu prêcher un convaincu, mais elle s’escrime plutôt dans le désert. Au fil du temps, Jérémy est devenu cet aquaboniste, un peu las de combattre les moulins et autres éoliennes ! Finalement, la bonne femme fait plus de barouf que l’enragé du téléphone et l’éloigne tout autant de sa lecture. Une voix crachote dans un mauvais micro un message incompréhensible. Il semblerait que nous soyons arrivés à destination.