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vendredi 3 mai 2019

Mot à mot sur la bouche [Feuilleton par Jimmy Jimi] # 5



  
   Le temps s’écoule étrangement et l’atmosphère est très particulière dans un sous-sol, on en oublierait presque qu’il existe un autre univers – avec des librairies, tiens, qu’est-ce que j’ai hâte, tout à coup, de pénétrer dans l’antre mystérieux d’un libraire pour y découvrir de nouveaux cousins, tout beaux, tout neufs et tout remplis d’un magnifique espoir !
   « J’ai rougi, tout à l’heure, j’ignore si vous l’avez remarqué, quand vous m’avez demandé si j’aimais les livres. Je crains que ce soit un peu stupide ce que je vais vous avouer : j’aimerais aimer lire ! Je sais que c’est idiot, parce que, généralement, quand on aimerait faire quelque chose que l’on peut faire, on le fait, et puis c’est tout ! Mais, là, ce n’est pas si simple, et je ne peux même pas vraiment expliquer le pourquoi du comment. Je m’en fais un tel monde… Je tourne autour sans m’autoriser à pousser la première porte. J’ai l’impression que je ne vais pas être à la hauteur et que l’auteur (hasard de la langue) ou même les personnages vont se moquer de moi ! Bien sûr, j’ai déjà lu des livres au collège et au lycée, mais pas tant que ça, j’ai fait un bac techno (ennuyeux au possible, d’ailleurs), et c’était toujours des lectures obligées, que je me forçais à avaler telle une purge. J’aimerais tant savoir choisir un livre comme je sais reconnaître un disque et m’offrir le même plaisir. »
   C’est une bien jolie confidence et j’en suis tout ému ! S’ils le pouvaient, les livres se jetteraient du haut de leur étagère pour s’offrir en lecture ! J’en entends frissonner des couvertures qui ne demanderaient pas mieux que d’être caressé par les jeunes doigts longilignes de notre Madeleine. J’en devine, aussi, des phrases qui se remaquillent à la hâte, juste pour le cas où. « Est-ce que mes caractères sont dessinés dans une police suffisamment élégante ? Ma ponctuation est-elle bien en place ? Mon narrateur ne devrait-il pas se montrer plus facétieux ? Mes dialogues sont-ils crédibles ? » C’est une pluie de questions qui s’abat sur ce mouroir improbable, le déluge n’est pas loin. Moi aussi, j’ose l’avouer, j’aimerais devenir le premier livre aimé par cette nature si touchante, mais je pèse moins que rien avec ma poignée de signes illisibles !
   « Je peux rapidement vous exposer ma petite méthode, si vous le voulez, elle a bien fait ses preuves... D’abord, je pense qu’il vaut mieux débuter par un ouvrage qui ne soit pas trop volumineux [A ces mots, les pavés (pour des raisons évidentes, ce sont toujours les plus touchés) retournent à leur désespérance.] et d’une lecture plutôt facile [Adieu essais philosophiques de l’embrouillamini !]. Je vous rassure tout de suite, les chefs-d’œuvre ne sont pas toujours des livres épais et compliqués. En début de matinée, je ne sais pas si vous vous en souvenez, j’ai évoqué Richard Brautigan [Le gars a toujours une grosse côte !], je vous conseillerais bien Un Privé à Babylone ; c’est un faux polar (pour faire vite), à la fois irrésistiblement drôle et superbement poétique, qui se lit tout seul. [Un murmure gigantesque circule aussitôt dans les travées, on s’interroge d’étagère en étagère, mais pas le moindre détective Babylonien sur nul horizon… Je n’ose y croire : 75 000 malheureux bouquins patientent dans cette antichambre sordide et un Jérémy sans foi ni cœur aurait choisi un étranger ! Après le déluge, c’est un tsunami qui menace. Sans que l’on sache comment, un recueil de nouvelles réussi à fausser compagnie à ses congénères pour sauter dans le vide ; quand on le ramasse, ses pages sont devenues toutes blanches…] Ensuite, il s’agit de suivre scrupuleusement le programme à la lettre : lire dix pages (ou même seulement cinq pour démarrer) dans le même lieu et à la même heure afin que l’esprit et le corps s’habituent plus aisément ; je privilégierais plutôt le soir, juste avant le coucher, pour que la nuit vous aide à digérer. C’est un procédé tout simple, mais il faut faire l’effort de s’y tenir. Après, le calcul est rapide, il vous faudra seulement entre vingt et quarante jours pour lire un livre de deux-cent pages. Vous vous rendez un petit peu compte, chère Madeleine, si tout se passe comme prévu, et je n’en doute pas un instant, nous nous retrouverons, ici même, dans une vingtaine de jours, et vous aurez lu un chef-d’œuvre – c’est inouï, n’est-ce pas ?!  En vérité, je vous l’annonce, poussés par la magie des mots, la plupart des candidats franchissent la ligne d’arrivée beaucoup plus tôt. Mais il ne sert à rien de trop se précipiter, j’ai connu, hélas, des empressés qui avalaient des cinquante pages le premier jour pour manquer leur rendez-vous dès le lendemain. L’important, c’est de prendre la bonne habitude et de conserver le rythme. Vous m’avez confessé que vous vous en faisiez tout un monde et vous avez mille fois raison, c’est un univers extraordinaire, mais il n’y a pas la moindre porte à pousser, la grande maison littéraire est ouverte à tous les vents ! Il suffit de s’assoir et de laisser ses yeux s’émerveiller ! Pour vous qui aimez la musique, c’est comme le classique ou le jazz, certaines personnes s’imaginent qu’il est nécessaire de posséder un quotient intellectuel hors du commun et une culture plus grosse que ça pour pouvoir apprécier un concerto de ce cher vieux Johann Sebastian Bach ou les entrelacs cubistes d’un Thelonious Monk, alors qu’il s’agit simplement de rendre son cœur pur ! » 
   J’essaye de rendre compte, mais mes pensées s’éparpillent. Je ne peux cesser de songer à ce triste livre qui a plongé dans l’air vicié avant de s’écraser au sol où il s’est vidé de tous ses mots. Cela ne risque guère d’empêcher le monde de tournicoter ; c’est vrai, qu’ici-bas, des malotrus n’hésitent pas à nous traiter d’objet voire carrément de chose (comme le mot est vulgaire et dégradant !) considérant, sans doute, que nous ne valons pas beaucoup mieux qu’une machine à coudre ou un parapluie (ceci – il va sans dire, mais c’est toujours mieux en le disant – énoncé sans aucune forme de snobisme !). Jérémy parvient tout de même à m’amuser par son incroyable vitalité et son enthousiasme débordant. A l’écouter, tout paraît si évident : « […] alors qu’il s’agit simplement de rendre son cœur pur ! » Il faudra qu’il pense à me la tatouer sur l’épaule, celle-là, elle me plaît énormément !
   L’heure du déjeuner approche, je perçois quelques gargouillis qui montent de l’estomac pour grimper, tout là-haut, jusqu’au cerveau. Mais un bruit plus puissant se laisse également entendre. On dirait un roulement à bille tournant à pleine vitesse : c’est le leitmotiv de la matinée qui se manifeste de nouveau : Jérémy va-t-il enfin pouvoir profiter de cette nouvelle pause pour terminer de lire les aventures de nos délicieuses demoiselles de Kyôto ?
   « J’aimerais vous inviter à déjeuner pour vous remercier de votre accueil chaleureux et de vos bons conseils, propose généreusement Madeleine.
   – C’est toujours si charmant une demoiselle qui souhaite inviter un vieux monsieur !
   – Vous ne ressemblez pas exactement à un vieillard !
   – Je ne sais pas ce qu’il vous faut, j’ai plus d’un demi-siècle ! Vous auriez peut-être préféré que je vous serve le baragouin d’usage : « j’ai bientôt 55 ans, mais je me sens encore jeune dans ma tête ! » Quelle horreur et quelle sottise ! C’est le signe évident d’une décrépitude déjà bien entamée ! Quand j’avais votre âge, il n’y avait ni Internet ni téléphone portable… et les tyrannosaures et autres charmants diplodocus batifolaient encore gaiement dans la prairie ! Est-ce que vous aimez les omelettes, je connais une chouette popotte où le patron est le roi de l’omelette aux champignons, laquelle est toujours accompagnée des plus merveilleux disques de jazz ?