ARCHIVES

mardi 12 mars 2019

Mot à mot sur la bouche [feuilleton par Jimmy Jimi] # 3



   Hardi petit ! Il n’y a point de répit pour les braves, c’est donc reparti pour un tour de manège infernal : les voyageurs de l’extrême poussent fort dans la mêlée, s’écrasent les arpions sans vergogne, hurlent généreusement, poulopent dans tous les sens, s’expédient dans les pommes – et plus si affinités ! On dirait un marathon ésotérique de volailles décapitées ! Est-ce, ainsi, le grand carnaval sauvage tous les fichus jours ou m’a-t-on particulièrement gâté pour mon entrée dans le grand monde ? Tous ces malheureux doivent être déjà bien harassés avant même d’avoir franchi la moindre porte de bureau ou d’usine. Je comprends mieux le discours de mon voisin concernant les petits plaisirs matinaux. C’est sûr que lorsqu’on se lance dans pareille aventure, on n’est jamais certain d’en revenir indemne. Ô ! chers lecteurs, ô ! les gens, j’ai comme l’impression que vous vous êtes fait rouler dans une bien étrange farine ! Quel est donc ce cadeau qu’on vous a offert-là, cette vie qu’on vous a donnée pour, presque aussitôt, vous dire qu’il fallait la gagner ? Je n’aspire même plus à voir Jérémy reprendre sa plume, je ne souhaite qu’une seule chose : pouvoir m’allonger tranquillement, ne serait-ce qu’une poignée de minutes, sur un tout petit bout de cervelle !
   Au moins, je pensais que nous allions gagner la sortie pour respirer un peu d’air frais. Je t’en fiche ! Jérémy pénètre dans un labyrinthe plein de couloirs obscurs, de tapis roulants (vers je ne sais où) et d’escalators retors. Les pieds sont inutiles, il suffit de se laisser soulever par la foule en délire. Après le train de banlieue, je découvre donc les supplices raffinés du métropolitain. En fait, il n’y a là rien de bien original, c’est juste la même bagatelle en pire. Dans le wagon surchargé, un individu vient se coller à Jérémy pour un improbable slow ! Avec ou sans la délicieuse Bobbie Gentry, je ne crois pas qu’il soit passé sous la douche, ce matin. L’odeur de sa transpiration est si acide qu’elle m’expédierait facilement dans les vapes, si le boucan qui s’échappe de ses oreillettes ne m’empêchait de m’évanouir. J’échangerais volontiers ces infâmes stridences contre deux beugleurs au téléphone et trois philosophes de comptoir. On dirait un concerto pour perceuse électrique et marteau piqueur sur lequel s’époumonerait un aliéné ! Le gars écoute cette monstruosité en multipliant les grimaces effrayantes. Je me demande quelle rédemption espère ce pauvre bougre pour s’infliger semblable souffrance !
   Les stations défilent comme une interminable succession de points de suspension. Il n’y a rien d’autre à faire que d’encaisser les secousses et de prendre son mal en patience. Jour après jour, j’en ai peur, cela doit fendiller le cerveau et dénaturer le cœur…  

   La pluie est revenue pendant que nous roulions péniblement au milieu des entrailles de la terre. Elle nous lave de toutes nos petites poussières grises. Même s’il est chagrin, cela fait du bien de revoir un bout de ciel avec son trio de nuages qui glissent au ralenti. Tout en marchant, Jérémy pense aux douces jumelles de Kyôto ; il ne lui restait qu’une trentaine de pages à savourer pour connaître la fin de leur histoire, mais les circonstances l’ont bloqué sur le même paragraphe. Je sens la frustration qui asticote son cerveau fatigué et la mauvaise humeur qui gagne toujours davantage de terrain.
   Jérémy s’arrête devant un immeuble imposant situé au 46 bis rue Saint-Maur, dans le 11ème arrondissement de la capitale. Il s’agit de la Réserve Centrale des bibliothèques de la Ville de Paris. N’essayez pas de nous y rejoindre, amis lecteurs, l’endroit n’est pas accessible au public. Je crains que nous soyons de nouveau privés de la lumière du jour, car mon créateur descend dans les bas-fonds du monstre où sa responsable l’attend. 
   « Ah, Jérémy, toujours fidèle au poste et presque ponctuel malgré la grève ; ça s’arrange un peu, non ?
   – Mon train est arrivé à l’heure, mais il y a encore beaucoup de suppressions, tous les wagons étaient archi-bondés.
   – Je vous présente Madeleine, elle vient pour renforcer l’équipe, c’est sa première expérience. Vous êtes le plus ancien dans notre belle maison, je vous laisse donc le soin de la former, vous avez l’habitude… »
   La jeune et rouquine Madeleine est bien moins jolie que la fille de la photographie ou que Bobbie Gentry, mais elle ne manque pas de charme. On dirait qu’elle essaye de sourire mais que sa timidité bloque tout au niveau des yeux.  
   « Nous sommes donc à La Réserve Centrale, dit Jérémy en prenant sa plus belle voix de guide touristique. Dans les années 80, elle abritait un concessionnaire automobile ! Ici, vous ne trouverez pas moins de 175 000 livres répartis sur 5 kilomètres de rayons ; j’espère que vous aimez la marche à pieds ! C’est la plus grande collection de la capitale, elle s’étend sur 1500 m2. Par manque de place, tous les ans, les 57 bibliothèques de la Ville de Paris se séparent de plusieurs milliers de documents. C’est triste à dire, mais, ici, c’est un peu le cimetière des éléphants (les collègues des bibliothèques de quartier nous appellent : « les fossoyeurs de la Rue Saint-Mort (m.o.r.t.) »). Certains ouvrages qui atterrissent chez nous ne retrouveront jamais preneur, plus jamais ils ne seront caressés et plus jamais ils ne pourront émouvoir qui que ce soit… [En écoutant ces mots terribles, je ne peux m’empêcher de lâcher une grosse larme et de trembler comme une feuille (que je suis, tout là-bas, recroquevillée dans un tiroir secret, à côté d’un canapé sur lequel un gros matou doit encore ronfler tout son soûl sans se soucier (tiens, je fais des allitérations !) ni des dieux, ni des hommes, ni du destin des livres oubliés.] Il y a pire encore, reprend Jérémy avec des trémolos dans la gorge, les capacités de stockage de la Réserve ne sont pas illimitées ; nous nous rapprochons dangereusement de notre seuil de tolérance et, d’ici une poignée d’années, nous seront bien obligés, nous aussi, d’effectuer un vilain tri. J’ignore où tous ces pauvres livres finiront leur course folle, dans quelque bibliothèque de province désargentée ou directement à la benne à ordures, à moins qu’ils ne soient expédiés dans de lointaines cavernes, comme dans L’Avortement, le merveilleux roman de Richard Brautigan [Décidemment, il est à l’honneur, celui-ci.] !  
   – C’est vrai que vous êtes le plus ancien, ici ?
   – Et de très loin. Personne n’a jamais passé le concours de bibliothécaire ou d’assistant pour se retrouver claquemuré dans les abîmes d’un parking géant surchargé de bouquins abandonnés. A la moindre opportunité, ils filent tous ventre à terre pour regagner la lumière. Moi, je suis un vieux sentimental doublé d’un imbécile, il me répugne de laisser ces malheureux sans quelqu’un qui les aime ! C’est bien peu de chose, mais, une fois par mois, je délaisse mes auteurs favoris et les chefs-d’œuvre connus et reconnus pour emporter un de ces déclassés à la maison.