Hardi
petit ! Il n’y a point de répit pour les braves, c’est donc reparti pour
un tour de manège infernal : les voyageurs de l’extrême poussent fort dans
la mêlée, s’écrasent les arpions sans vergogne, hurlent généreusement, poulopent
dans tous les sens, s’expédient dans les pommes – et plus si affinités ! On
dirait un marathon ésotérique de volailles décapitées ! Est-ce, ainsi, le grand
carnaval sauvage tous les fichus jours ou m’a-t-on particulièrement gâté pour
mon entrée dans le grand monde ? Tous ces malheureux doivent être déjà
bien harassés avant même d’avoir franchi la moindre porte de bureau ou d’usine.
Je comprends mieux le discours de mon voisin concernant les petits plaisirs
matinaux. C’est sûr que lorsqu’on se lance dans pareille aventure, on n’est
jamais certain d’en revenir indemne. Ô ! chers lecteurs, ô ! les
gens, j’ai comme l’impression que vous vous êtes fait rouler dans une bien
étrange farine ! Quel est donc ce cadeau qu’on vous a offert-là, cette vie
qu’on vous a donnée pour, presque aussitôt, vous dire qu’il fallait la
gagner ? Je n’aspire même plus à voir Jérémy reprendre sa plume, je ne
souhaite qu’une seule chose : pouvoir m’allonger tranquillement, ne
serait-ce qu’une poignée de minutes, sur un tout petit bout de cervelle !
Au moins, je pensais que nous allions gagner
la sortie pour respirer un peu d’air frais. Je t’en fiche ! Jérémy pénètre
dans un labyrinthe plein de couloirs obscurs, de tapis roulants (vers je ne
sais où) et d’escalators retors. Les pieds sont inutiles, il suffit de se
laisser soulever par la foule en délire. Après le train de banlieue, je découvre
donc les supplices raffinés du métropolitain. En fait, il n’y a là rien de bien
original, c’est juste la même bagatelle en pire. Dans le wagon surchargé, un
individu vient se coller à Jérémy pour un improbable slow ! Avec ou sans
la délicieuse Bobbie Gentry, je ne crois pas qu’il soit passé sous la douche,
ce matin. L’odeur de sa transpiration est si acide qu’elle m’expédierait facilement
dans les vapes, si le boucan qui s’échappe de ses oreillettes ne m’empêchait de
m’évanouir. J’échangerais volontiers ces infâmes stridences contre deux
beugleurs au téléphone et trois philosophes de comptoir. On dirait un concerto
pour perceuse électrique et marteau piqueur sur lequel s’époumonerait un
aliéné ! Le gars écoute cette monstruosité en multipliant les grimaces effrayantes.
Je me demande quelle rédemption espère ce pauvre bougre pour s’infliger
semblable souffrance !
Les stations défilent comme une interminable
succession de points de suspension. Il n’y a rien d’autre à faire que
d’encaisser les secousses et de prendre son mal en patience. Jour après jour,
j’en ai peur, cela doit fendiller le cerveau et dénaturer le cœur…
La pluie est revenue pendant que nous
roulions péniblement au milieu des entrailles de la terre. Elle nous lave de
toutes nos petites poussières grises. Même s’il est chagrin, cela fait du bien
de revoir un bout de ciel avec son trio de nuages qui glissent au ralenti. Tout
en marchant, Jérémy pense aux douces jumelles de Kyôto ; il ne lui restait
qu’une trentaine de pages à savourer pour connaître la fin de leur histoire, mais
les circonstances l’ont bloqué sur le même paragraphe. Je sens la frustration
qui asticote son cerveau fatigué et la mauvaise humeur qui gagne toujours
davantage de terrain.
Jérémy s’arrête devant un immeuble imposant
situé au 46 bis rue Saint-Maur, dans le 11ème arrondissement de la
capitale. Il s’agit de la Réserve Centrale des bibliothèques de la Ville de
Paris. N’essayez pas de nous y rejoindre, amis lecteurs, l’endroit n’est pas
accessible au public. Je crains que nous soyons de nouveau privés de la lumière
du jour, car mon créateur descend dans les bas-fonds du monstre où sa
responsable l’attend.
« Ah, Jérémy, toujours fidèle au poste
et presque ponctuel malgré la grève ; ça s’arrange un peu, non ?
– Mon train est arrivé à l’heure, mais il y
a encore beaucoup de suppressions, tous les wagons étaient archi-bondés.
– Je vous présente Madeleine, elle vient
pour renforcer l’équipe, c’est sa première expérience. Vous êtes le plus ancien
dans notre belle maison, je vous laisse donc le soin de la former, vous avez
l’habitude… »
La jeune et rouquine Madeleine est bien moins
jolie que la fille de la photographie ou que Bobbie Gentry, mais elle ne manque
pas de charme. On dirait qu’elle essaye de sourire mais que sa timidité bloque
tout au niveau des yeux.
« Nous sommes donc à La Réserve
Centrale, dit Jérémy en prenant sa plus belle voix de guide touristique. Dans
les années 80, elle abritait un concessionnaire automobile ! Ici, vous ne
trouverez pas moins de 175 000 livres répartis sur 5 kilomètres de
rayons ; j’espère que vous aimez la marche à pieds ! C’est la plus
grande collection de la capitale, elle s’étend sur 1500 m2. Par manque de
place, tous les ans, les 57 bibliothèques de la Ville de Paris se séparent de plusieurs
milliers de documents. C’est triste à dire, mais, ici, c’est un peu le
cimetière des éléphants (les collègues des bibliothèques de quartier nous
appellent : « les fossoyeurs de la Rue Saint-Mort (m.o.r.t.) »).
Certains ouvrages qui atterrissent chez nous ne retrouveront jamais preneur,
plus jamais ils ne seront caressés et plus jamais ils ne pourront émouvoir qui
que ce soit… [En écoutant ces mots terribles, je ne peux m’empêcher de lâcher
une grosse larme et de trembler comme une feuille (que je suis, tout là-bas,
recroquevillée dans un tiroir secret, à côté d’un canapé sur lequel un gros
matou doit encore ronfler tout son soûl sans se soucier (tiens, je fais des
allitérations !) ni des dieux, ni des hommes, ni du destin des livres
oubliés.] Il y a pire encore, reprend Jérémy avec des trémolos dans la gorge, les
capacités de stockage de la Réserve ne sont pas illimitées ; nous nous
rapprochons dangereusement de notre seuil de tolérance et, d’ici une poignée
d’années, nous seront bien obligés, nous aussi, d’effectuer un vilain tri.
J’ignore où tous ces pauvres livres finiront leur course folle, dans quelque
bibliothèque de province désargentée ou directement à la benne à ordures, à
moins qu’ils ne soient expédiés dans de lointaines cavernes, comme dans L’Avortement, le merveilleux roman de
Richard Brautigan [Décidemment, il est à l’honneur, celui-ci.] !
– C’est vrai que vous êtes le plus ancien,
ici ?
– Et de très loin. Personne n’a jamais passé
le concours de bibliothécaire ou d’assistant pour se retrouver claquemuré dans les
abîmes d’un parking géant surchargé de bouquins abandonnés. A la moindre
opportunité, ils filent tous ventre à terre pour regagner la lumière. Moi, je
suis un vieux sentimental doublé d’un imbécile, il me répugne de laisser ces
malheureux sans quelqu’un qui les aime ! C’est bien peu de chose, mais,
une fois par mois, je délaisse mes auteurs favoris et les chefs-d’œuvre connus
et reconnus pour emporter un de ces déclassés à la maison.