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mardi 15 octobre 2019

Mot à mot sur la bouche [Feuilleton par Jimmy Jimi] # 8



  


   Un dernier nuage essore sa jolie robe de coton, le ciel s’est enfin fatigué de pleuvoir… Sur les trottoirs détrempés, les piétons harassés glissent vers la bouche de métro en priant le dieu des grèves et des embrouillaminis ferroviaires de bien vouloir les épargner. L’espace d’un instant, Jérémy songe à ressusciter Madeleine, mais abandonne aussitôt l’idée, trop éprouvante. Il dépasse l’escalier où, déjà, chacun joue des coudes (voire des genoux et davantage si affinité) avant d’être écrabouillé lui-même. Il marche longuement à travers la nuit qui se dessine.

   Aux abords de la Rue Tiquetonne, des notes de luth et de harpe se compliquent au sifflet du vent. Jérémy pousse la porte de la Maison du Saké, s’assoit au bar et, après avoir méticuleusement étudié la carte, commande un Kenbishi Mizuho (« Kenbishi est un mélange de saké affiné manuellement pendant deux à huit ans. Il se caractérise par un parfum de céréales, de champignons et de minéralité de la terre. La note finale qui perdure très longtemps fait légèrement penser à des marrons chauds. »). Les jumelles de Kyôto sortent de son sac. Il boit lentement une gorgée de nectar. Il y aurait un (autre) livre à écrire sur les ultimes pages des romans, sur les empressés qui les dévorent pour en connaître plus vite la fin, comme sur ceux qui, au contraire, ralentissent leur lecture et savourent chaque mot en regrettant que le voyage s’achève déjà… « Naeko acquiesça de la tête. Chieko, agrippée à la porte ocre de la claire-voie, la suivit longtemps du regard. Naeko ne se retourna pas. Sur les cheveux de Chieko tomba, légère, un peu de neige qui aussitôt disparut. La ville, évidemment, baignait encore dans le sommeil. » Jérémy lit et relit ce dernier paragraphe, comme s’il voulait l’enfermer à jamais dans son cœur. Il termine son saké d’un seul trait. Il se baragouine quelque chose à lui-même, du bout des lèvres, sans que je puisse en saisir le sens. Une larme vient déchirer sa joue. Il voudrait partager ce passage magnifique avec la fille de la photo (dont il faudra bien que j’apprenne le prénom), avec Madeleine, avec sa responsable… mais il n’y a que moi et un barman japonais envapé dans ses propres rêveries (peut-être a-t-il abusé du Dassaï Au-delà (une cuvée d’exception où : « un grain de riz d’une finesse inouïe se marie à des notes de figue, de praline, de melon, de citron, de menthe et de fleur d’oranger »). La vie n’est peut-être pas toujours si cruelle, voyez : un beau roman, une gnôle de compétition et vous voilà en expédition à l’autre bout du monde… Une citation de Gustave Flaubert fuse à travers le ciboulot de Jérémy en anéantissant ma philosophie de comptoir : « Le seul moyen de supporter l’existence, c’est de s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle. Le vin de l’Art cause une longue ivresse et il est inépuisable. C’est de penser à soi qui rend malheureux. » Je ne suis ni jaloux ni envieux de ces mots superbes que je subtilise à la dérobée, j’ai juste terriblement hâte que Jérémy s’installe plume en main devant son secrétaire et ose se frotter passionnément à La Chose. Si seulement, un jour, un être, un seul, pouvait laisser choir une larmichette d’émotion en dégustant mes dernières phrases, je serais le plus heureux des livres ! Jérémy caresse tendrement la couverture du roman, fait glisser toutes les pages du bout du pouce, relit la notule d’introduction ainsi que quelques bribes piochées au hasard. Il paye son verre avant de regagner la rue.

   Jérémy zigzague entre les flaques. Il est déjà bien tard. Le grand satellite nocturne commence à former son magnifique croissant dans un coin de ciel gris. La tête toujours tourné vers le Japon, notre héros murmure un haïku : « De temps en temps / les nuages nous reposent / de tant regarder la lune. »   

   Quand il arrive sur le quai de la gare, le train vient tout juste de partir (on le voit encore qui s’éloigne en tortillant du wagon !), et, avec cette fichue grève, le suivant n’est pas prévu avant soixante minutes et quelques lourdes poussières. Attention, panique à tribord ! Comment notre homme va-t-il supporter cette attente sans la moindre ligne à se mettre sous les yeux ? A cette heure tardive, les librairies sont fermées et les kiosques à journaux itou. Le manque le gagne rien que d’y penser. Il y aurait bien le vieux père Mazout, qui reste parfois ouvert jusqu’au milieu de la nuit, mais son échoppe se trouve au diable Vauvert. Jérémy peste, autant contre lui-même que contre les agents de la S.N.C.F., se reproche son impardonnable négligence. Une nouvelle foule se forme et ça râle à mieux mieux : « Ils nous prennent en otages, ces maudits cossards calamiteux ! », hurle une jeune femme au bord de la crise de nerfs. Jérémy quitte la gare pendant que d’autres noms d’oiseaux se cognent aux parois de la volière en détresse.

   Jérémy aperçoit un journal abandonné sur un banc, mais il le dédaigne : ce n’est pas de la littérature ! Il tire quelques bouffées de son calumet à vapeur. Il repense aux premières Craven qu’il partageait avec son cousin Germain, au fond du Square Saint-Lambert, cachés à l’ombre du grand marronnier. Les souvenirs se précipitent en avalanche et c’est là que j’apprends l’importance de ce dernier, le passeur qui lui fit découvrir Prévert, puis Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont et, plus tard, Artaud, Proust, Céline, Dostoïevski et toute la bande des plus ou moins grands génies… Son émotion est vive, je comprends que le gars est mal en point. Une immense maison blanche et triste se peint dans son esprit. Il y a des barreaux aux fenêtres et des cris qui éclaboussent les murs. Des femmes sans visage arpentent les couloirs dans des blouses immaculées. Elles poussent des chariots remplis de fioles débordant de pilules multicolores (les seules couleurs qui semblent autorisées dans cet endroit sinistre).  

   Encore une pensée lugubre et Jérémy manquait de nouveau le train. Les voyageurs sont entassés comme les mauvais jeux de mots dans les mémoires d’un comique du troisième millénaire ! Je vous épargne les balivernes pour smartphones dernière génération et les échos entremêlés des muzaks, car Jérémy a décidé de les ignorer en se concentrant sur la pile de ses derniers achats. Il fait mentalement défiler les couvertures avec une lueur dans l’œil qui ferait presque peur ! Je crains que ce ne soit pas ce soir que vous me verrez enfiler ma nouvelle panoplie. Je ne voudrais pas donner l’impression de me plaindre mais avec toutes ces merveilleuses images qui voltigent, forcément, ça donne envie d’en être. Une voix chaude et presque sensuelle annonce le nom de sa station, nous serons rapidement renseignés.



       

28 commentaires:

  1. N'hésitez pas à m'indiquer d'éventuelles "coquilles"!

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  2. De belles trouvailles: les notes qui se compliquent. Le barman envapé. Et puis cette belle expression: "ces maudits cossards calamiteux". J'ai souvent assisté aux débordements verbaux des voyageurs un jour de grève. Peut-être même y ai-je participé. Mais jamais je n'y ai entendu une formule aussi poétique, et c'est somme toute dommage.

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    1. Dans mes billets musicaux, j'emploie très régulièrement le verbe "compliquer" dans ce sens et il m'arrive également d'user de l'adjectif "envapé"... J'ai hésité à conserver ce dialogue, car il ne me semble pas très réaliste, mais l'important c'est peut-être davantage de parvenir à faire croire à l'improbable et vu mon sujet principal, je n'avais pas de raison de me gêner!

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    2. A noter que mon correcteur d'orthographe (Libre Office) ne connaît pas le verbe "envaper"...

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    3. Word le reconnaît, mais, en effet, ce n'est pas le cas de tous les logiciels ni de tous les dictionnaires.

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  3. J’aurais tendance à brailler ''à qui'' mieux mieux, autant dire pas du tout ''à la dérobée'', que le le verbe pleuvoir étant impersonnel même le ciel n’a pas le droit de l’utiliser (puisque du coup on est au propre et non au figuré...) mais comment Jimmy ''va t’il'' prendre la chose ?

    En tout cas ce n’est pas ce soir ''que'' vous me verrez refuser une fiole ''débordant'' de pilules multicolores, j'adore les Smarties. Je serais capable d'en manger un plein ''chariot''.

    Sinon c’est lui spécialiste du haïku, pas moi, donc si ça se trouve la règle du 5/7/5 tolère des exceptions. Auquel cas je n'ai rien dit !

    En tout cas vivement la suite, je continue à ne pas tout comprendre mais ça ne me dérange toujours pas !

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    1. "A mieux mieux", c'est la version célinienne, je crois qu'il pensait que ça apportait de la vitesse (et peut-être de la drôlerie), je l'ai adopté depuis longtemps.
      Pour la "dérobée", tu as entièrement raison, je me suis laissé entraîné par le son, que je trouve plus intéressant.
      Pour pleuvoir, c'est une licence littéraire que j'assume. (Brigitte Fontaine chantait: "Il pleut, c'est tout ce qu'il sait faire"...)
      Tu as raison pour va-t-il, même si, en l’occurrence, cela s'écrirait davantage comme je viens de le faire!
      Concernant "débordant" et "chariot", ce sont des fautes honteuses (je n'ai pas compris le "que").
      Comme je l'ai déjà écrit dans mon précédent feuilleton (car le haïku est une de mes marottes), le haïku perd malheureusement son rythme à la traduction; dans sa version originale, l'immense Matsuo Basho respecte parfaitement la règle.
      Cela ne me dérange pas outre mesure que tu ne comprennes pas tout, mais ça m'intéresserait d'en savoir davantage.
      Merci pour tes corrections, cela m'aide à gagner du temps.

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    2. Pour le haïku je n'avais pas compris que c'était une traduction, je croyais que le héros venait de l'inventer.
      Que : ''Je crains que ce ne soit pas ce soir ''que'' vous me verrez enfiler ma panoplie''. Sauf si c'est ''le genre de soir où ...'' auquel cas j'aurais mis ''... ce ne soit pas un soir où ...''
      Restera toujours la difficulté de donner un avis ''technique'' quand on n'est pas dans la tête de l'auteur.
      Je ne comprends pas tout : j'exagère un peu, je relis, reviens en arrière et vois l'idée, c'est juste que j'adore ne pas tout comprendre (ce qui reste difficile à justifier j'en conviens)

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    3. Merci pour ces utiles précisions!

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    4. L'orthographe "charriot" avec deux r est tolérée, même si on a d'avantage l'habitude de "chariot". D'ailleurs Libre Office accepte "charriot".

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    5. Word aussi m'avait accepté les deux "r", mais je trouve que c'est plus esthétique avec un seul.

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  4. A déguster lentement et suavement, comme un (très bon) saké...

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    1. Ta parenthèse à raison, car mes exemples tapent dans le haut de gamme!

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  5. J'aime bien cette histoire qui avance à petits pas, sans se presser, mollo, mollo ma non troppo ! Autant de petits épisodes qui se sirotent comme… comme… et pourquoi pas comme un saké ! Ou un bon whisky qui a pris le temps de se gorger de la sève des fûts qui l'ont materné… ou une tartine de Nutella !!!

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    1. Moi aussi, j'aime bien le rythme mesuré de cette histoire. Ce qui n'exclut pas les ruptures, le coup de théâtre tel que la disparition de Madeleine. Je te laisse le Nutella, je garde le whisky 30 ans d'âge.

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    2. Dans le précédent feuilleton, j'avais beaucoup élagué pour que les chapitres tiennent sur un minimum d'espace; ici, j'ai décidé de prendre tout mon temps et de m'étaler à l'envi! P.S.: le Nutella, c'est tout plein de caca à l'huile de palme!

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    3. La première journée de notre aventure n'est pas encore terminée et je dois en être approximativement à 32 pages. Sans même parler de "coups de théâtre", il y a des micros évènements qui sont importants à raconter. L'exercice est plus compliqué comparativement au premier feuilleton, mais c'est aussi épuisant que passionnant; j'espère que ça l'est un peu, également, au pays des lecteurs!

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    4. Alors là, mon Jimmy Jimi, voilà bien une faute d'ortograf que j'abhorre, que j'exècre, que j'abomine, que je conchie (oui, j'ai sorti mon dico des synonymes !) et qu'on retrouve régulièrement dans les magazines, sur les panneaux publicitaires au bord des routes, sur les bandeaux défilants des chaînes d'info : ÉVÉNEMENT s'écrit avec 2 "é" !
      Saperlipopette, là, tu m'as mis en colère !
      Je ne connais qu'un moyen de te racheter : ressusciter Madeleine… je l'aimais bien la petite Madeleine !!!

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    5. Je suis vraiment désolé de t'avoir contrarié. Tu as mille fois raison. Le problème, c'est que j'essaye de répondre aux commentaires entre deux tâches pour le boulot et que je ne prends pas toujours le temps de me relire. Je vais voir ce qui est faisable concernant Madeleine.
      P.S.: j'adore le verbe: "conchier", on ne l'utilise pas suffisamment souvent!

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  6. Merci à tous ceux qui ne m'ont pas abandonné, votre soutien me touche et m'aide vraiment.

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  7. J'ai pris le train en marche, et en retard, visiblement. Aucune idée de la destination. Mes compagnons de voyage sont sympathiques. Il est question d'une mystérieuse Madelaine, et d'alcools forts qui ne sont pas pour me déplaire. Le soleil qui frappe la vitre m'oblige à cligner des yeus. Manque d'attention de ma part, ou oubli volontaire? Le nom des gares n'est affiché nulle part. Tiens tiens.
    Eric

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    1. Tu n'as que sept stations de retard, si tu veux retrouver le début, il te suffit de cliquer sur le libellé: "Mot à mot sur la bouche". Sinon, je te fais un rapide résumé: il s'agit de l'histoire d'un livre, raconté par l'objet lui-même, en direct de la tête de l'auteur (lequel, pour l'heure, n'a encore brouillonné que quelques lignes)!
      P.S.: le vrai saké est un alcool plutôt doux, rien à voir avec le tord boyaux servi en fin de repas dans les restaurants chinois.
      P.S.(2): désolé pour Roky, je me suis mis un peu en retard, mais ça va arriver.

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    2. OK. Tu es un véritable amateur de saké. Ton livre, tu l'as déjà écrit en totalité? Ou tu l'écrit au fur et à mesure, le découpes, et le proproses en ligne, progressivement? C'est passionnant. Je vais revenir au début.
      Eric.
      Eric.

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    3. J'aime bien le saké, mais je n'irais pas jusqu'à écrire que je suis un "véritable amateur", c'est juste que dans ce genre de circonstance, j'aime bien être un peu pointu et que je me suis renseigné. C'est l'avantage d'être un auteur 2.0!
      J'écris le roman au fur et à mesure et je poste dès que j'ai deux pages pleines (attention, je suis très lent!). C'est ma deuxième tentative. Le premier était une somme de chapitres très courts, le sujet étant la musique, je m'étais imaginé que chaque chapitre devait approximativement durer le temps d'une chanson... Je ne fais jamais de plan, je trouve que ça réduit considérablement l'imagination; je n'ai donc qu'une très vague idée de ce à quoi va ressembler la suite. Par exemple, j'ai décidé en cour de route que le personnage de Madeleine serait, en fait, un personnage imaginaire. Bonne lecture.

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  8. J'ai vraiment beaucoup aimé ce chapitre. Il se dégage une profonde mélancolie qui tait son nom. J'aime sa mesure et son dépouillement narratif. J'aime son étalage érudit. J'aime sa plus grande unité de ton et de style.
    Il ne se passe pas grand chose, mais ses petits riens restent dans ma tête, comme les effluves tardives d'un grand bourgogne...

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    1. Merci, Audrey, pour cette jolie somme de compliments. Je l'avoue, je craignais ton retour sur cet épisode; j'avais peur que tu trouves qu'il ne se passe pas suffisamment d'événements marquants, mais je constate avec plaisir que tu as su y trouver ton compte.

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    2. Un récit se doit d'avoir de tel moment où il ne se passe pas grand chose. Et l'habileté d'un écrivain est justement de rendre plus que nécessaire ses moments faibles. Tu as fait preuve ici d'authentique qualité d'écrivain, à mon sens (mais tu en es pas à ta première réussite). En fait, je cherchais un mot pour qualifier ce chapitre que je ne trouvais pas: celui de retenu. J'aime la retenu qu'il dégage.

      En fait, je ne suis pas forcément friande de pyrotechnie et je préfère par nature au contraire le registre intime. C'est juste qu'il y a parfois la nécessité d'installer une histoire et de rendre cohérence de rythme entre les chapitres que tu dois gérer dans ton projet. Un chapitre peut susciter des attentes que l'autre vient décevoir. Ce n'est pas le cas ici. Ton récit est un peu en temps mort à ce stade et t'offre la liberté de proposer ce type de chapitre.

      PS: tu en es où pour ton précédent roman?

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    3. Pour moi, c'est l'un des grands plaisirs de l'écriture: pouvoir s'attarder sur des "petits riens" (qui, souvent, sont bien plus que cela; ici, tu as remarqué le caractère mélancolique, lequel annonce forcément quelque chose de plus important)...
      Concernant mon précédent roman, j'ai passé beaucoup de temps à le peaufiner, mais je bloque désormais sur la page de présentation à offrir aux éditeurs, ou bien ai-je tout simplement peur de me confronter à eux...

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