Jérémy et Madeleine quittent le bâtiment, si
extraordinaire en son sous-sol mais tellement anodin vu de l’extérieur qu’il se
refuse à la description, comme si on avait voulu dissimuler son étrange contenu
sous plusieurs couches de béton et de banalité…
Les champignons seront-ils
hallucinogènes ?! En tous cas, le bistroquet tangue déjà sous les effluves
d’un jazz relevé à la sauce mexicaine !
« Ça serait possible de calmer le
bastringue ? vocifère un grincheux malpoli.
– Auriez-vous l’amabilité de diminuer légèrement
le volume, s’il vous plait, monsieur ? corrige le maître des lieux.
– Pourriez-vous avoir l’extrême obligeance
de baisser un peu le son, s’il vous plait, patron ? rectifie le client.
– Non ! Je crains que ce soit tout à
fait impossible, parce que pour réussir une omelette fameuse, il ne suffit pas
d’utiliser de bons produits frais ni d’user d’un savoir-faire familial transmis
de génération en génération : il faut que ça swingue ! Evidemment,
vous ignorez tout du sens sacré de ce mot, sinon vous ne vous seriez jamais permis
de m’apostropher de cette voix geignarde, pendant que Charles Mingus et ses
amis distillaient des merveilles, ni de porter ce vilain costume en tergal ou
cette méchante cravate en fibre de coco ! Ayez la gentillesse, je vous
prie, de lever votre tagada de ma jolie chaise et de gagner la sortie de votre
pas le moins disgracieux, l’apéritif est offert par la maison ! »
Les habitués applaudissent en rythme !
« Il en faut au moins un par
mois : cette fois, c’était lui ! Comment s’appelle ma taverne ? Eggs,
Mushrooms & Swing ! Je crois que ça ne ment pas trop sur la
marchandise ! Monte donc encore un peu le son, mon bijou, je veux que Los Mariachis fasse chavirer les
assiettes ! Alors, pour toi et ton amie, Jérémy, qu’est-ce que ce sera,
deux omelettes aux champignons ? Ça tombe impeccable, car on ne sert rien
de meilleur, ici ! Une mixte ou mademoiselle à une préférence
particulière ? Et on accompagne ces splendeurs avec un Saint Amour, ça
roule ?! »
Tous mes sens sont en éveil et je ne suis
pas le seul. Je me régale en observant les oreilles de Madeleine qui se
dressent comme celles d’un animal enamouré ! Ses charmantes babines se pourlèchent
aussi au milieu des sourires !
« Voici les assortiments de poivres et
de moutardes fraîches, n’hésitez pas à jouer avec les saveurs, sans être trop
excessive : les œufs encaissent plutôt bien, mais les champignons sont
plus fragiles, surtout les craterellus cornucopioides, mieux connus sous le nom
de trompettes de la mort. Et à propos de trompettes, que pensez-vous de celles
qui font fumer les enceintes ?! »
Sans attendre la réponse, il retourne en
cuisine en dansant comiquement entre les tables…
Dans cet antre exotique, toutes les phrases
doivent être répétées au moins trois fois avant d’avoir une chance de parvenir
à leur destinataire, mais Madeleine s’en amuse. Entre deux délicieuses
bouchées, elle dit qu’elle se refuse à mettre des étiquettes sur telle ou telle
musique et que tous les genres peuvent lui plaire dès qu’elle y perçoit un
souffle d’émotion.
« L’émotion, répond Jérémy, c’est le
maître mot… Dans un entretien demeuré célèbre, Louis-Ferdinand Céline a déclaré
: « On dit : « au commencement était le verbe », non :
au commencement était l’émotion. » C’est l’une de mes phrases préférées,
je lui fais prendre l’air dès que j’en ai l’occasion ! Ô, à propos
d’émotion, nous plongeons dans un tout autre vertige. Cette trompette-là est
également mortelle, mais elle est plus insidieuse ! Quel doux venin !
Et cette voix de velours aux muqueuses sensuelles ! On aimerait se noyer tout
doucement dans les eaux parfumées de cette si douce romance !
– On dirait que sa voix traduit ce que sa
trompette vient de raconter !
– Il y a une poétesse qui sommeille en vous !
– Je vous retourne le compliment… A moins
que nous soyons intoxiqués par un malin champignon ou un tout petit peu
pompettes (mot qui, comme de bien entendu, rime avec trompette) ! »
Jérémy se lève en chancelant légèrement. Je
serais bien resté à table pour tenir compagnie à Madeleine, mais nous ne sommes
pas tous maîtres de notre destinée, et je suis obligé de suivre mon homme qui
titube jusqu’au cabinet de toilette !
Il se lave les mains longuement avant de
s’asperger le visage. Il scrute son image dans la glace et semble s’étonner du
reflet qu’elle lui offre. « Dommage que je sois si vieux, elle est tellement
mignonne, cette petite ! Non, ça n’aurait pas été possible, elle n’a pas
lu plus de trois livres. Eh bien, justement, j’aurais pu tout lui apprendre. J’aurais
été son professeur et elle ma muse… » Les pensées suivantes fusent trop
vite, je ne parviens pas à suivre. Je m’accroche à tout ce que je peux pour ne
pas me faire éjecter par une oreille ou une narine ! Soudain, il se met à
pleurer, et si abondamment qu’il en fait fondre le miroir. Un autre monde s’ouvre,
il est peuplé de dix mille clones de la fille aperçue sur la photographie, dans
la chambre de Jérémy. Elle est tellement belle que c’en est presque douloureux.
On aurait envie de se brûler les doigts en caressant sa longue chevelure de
jais, de jouer des heures avec les boucles créoles qui pendent à ses ravissantes
oreilles, de perdre la vue en admirant ses yeux d’azur, de fouiller à tâtons ce
décolleté qui laisse entrevoir une peau d’un rare velouté… Cette fille est d’une
beauté à rendre fou et je comprends tout juste que c’est ce qui est arrivé à
mon pauvre Jérémy : la bougresse l’a rendu totalement brindezingue !
Je crois que pour une âme particulièrement sensible, une beauté moins tapageuse
est préférable, une gentille et douce amie comme Madeleine, par exemple, même
si elle est un peu jeune… Sauf que Madeleine n’existe pas, qu’elle n’a jamais
existé ailleurs que dans le ciboulot dérangé où j’ai trouvé refuge. L’illusion
était drôlement bien imitée et je me suis fait joliment berner. Madeleine, c’était
une invention pour se désennuyer ; c’était un songe extirpé de son lit ;
c’était un personnage de roman sans roman ; c’était une jeunette en peau
de lune pour tenter d’oublier l’autre, la si belle, la salope qui ne veut même
pas me dire son nom ! Si je pouvais, moi aussi je me laisserais aller à
chialer dans les plis d’un miroir liquéfié. Je ne suis là que depuis quelques
heures, je ne sais donc pas depuis combien de jours, de semaines, de mois, d’années,
de siècles cette fâcheuse comédie peut bien se jouer. J’ignore la somme de
Madeleine, de Sandra, de Clothilde ou d’Elisabeth, le malheureux Jérémy a bien
pu inventer pour essayer de fuir cette voluptueuse goule qui lui aspire le sang
et lui grignote sadiquement le cœur.
Jérémy retourne dans la salle. Une seule assiette
est posée sur la table. La chaise d’en face est vide comme elle l’a toujours
été. La musique est devenue sourde. Dans un dernier sursaut de rêverie, il se
demande ce que Madeleine aurait pensé du chapitre intitulé : Smith Smith contre les ombres-robots dans Un Privé à Babylone… Un café pas de
dessert et il faut retrouver les rues grises avec la pluie qui s’est remise à dégringoler
comme si elle voulait noyer tous les poissons…
Désormais, il faudra que je me méfie
davantage, que j’apprenne à déceler les personnes réelles au milieu des
entourloupes.
Jérémy est pâle comme un linge qui n’aurait
pas vu une scène d’amour depuis une vilaine décennie. Devant cette mine
défaite, la responsable lui propose de l’aider dans ses tâches administratives,
mais il repousse l’invitation, préférant retrouver ses chers livres : ils
ont encore des histoires d’abandons à se raconter.
Comme d'habitude : succulent repas !
RépondreSupprimerSinon, tu ne connaitrais pas un restaurant qui s'appellerait Merguez, Beer & Metal ?!?!?
;—)
De la bière avec les merguez? Décidément, les metalleux ont des goûts étranges (pour ne pas dire douteux)!
SupprimerEt avec des chipos, ça va ?????
SupprimerVoila, c'est plus raisonnable!
SupprimerUn chapitre lu avec "Tijuana Moods" en fond sonore. Je le relis bientôt, puis je reviens...
RépondreSupprimerMonsieur connait ses classiques! A plus tard, l'ami...
SupprimerBon là j'ai rien compris ce qui chez moi est tout sauf un problème.
RépondreSupprimerJ'adore ce chapitre, le truc c'est que par chez moi pour pas se laisser emmerder par des champignons, parce que les champignons c'est quand même des branleurs, l'omelette on la fait aux piments. Mais attention, des piments qui piquent pas, c'est ça le truc.
En plus c'est la pleine saison.
ça intéresserait quand même de savoir ce que tu n'as pas compris. Des piments qui ne piquent pas?! Alors, eux, ont peu vraiment affirmer que ce sont des branleurs!
SupprimerSi ce sont des piments d'Espelette, ils sont tout excusés. Je les aime beaucoup.
SupprimerEt pourtant, je suis habitué à d'autres piments qui feraient tourner de l'oeil n'importe quel français de métropole.
SupprimerAttention, j'ai surpris certains Thaïlandais!
SupprimerLes piments d'Espelette sont des branleurs et c'est pour ça qu'on les aime.
SupprimerMéfiez-vous des imitations !
Voilà, j'ai relu. Et je n'avais pas rêvé. Madeleine n'existe pas. Ce personnage qui promettait de changer la vie de l'auteur, qui allait le changer de sa routine si bien décrite dans les deux premiers chapitres, cette Madeleine a fait proust ! Euh, non, elle a fait pschit ! Voilà qui jette un éclairage encore plus fort sur Jérémy, enferré dans la routine de sa vie mais dont une part de lui aimerait bien en sortir, tout en s'y cantonnant, etc...
RépondreSupprimerCe qui est sûr, c'est que l'abandon du personnage de Madeleine est un coup de maître. Ce faisant, tu n'hésites pas à violenter tes lecteurs, en allant dans le sens opposé à ce que, sans se l'avouer, nous attendions tous. Tu nous surprends, Jimmy, tu nous choques, et pour moi, c'est la manifestation évidente de ton talent.
Merci pour les compliments, mais tu vas me faire rougir! Comme je l'ai déjà écrit, je ne fais pas de plan, et lorsque je vous ai proposé le dernier épisode, j'ignorais encore que j'allais faire disparaitre Madeleine. Pour moi, c'est la dernière ligne qui dicte sa loi à la suivante, et, là, elle m'a proposé de supprimer Madeleine. Je pense qu'il est nécessaire de surprendre le lecteur et de se surprendre soi-même; ça ne m'aide pas à gagner en rapidité, mais ça m'oblige à me surpasser.
SupprimerJ'ai une excellente amie qui travaille dans le cinéma. Du coup, elle est un critique impitoyable de tous les films qui sortent et qui me plaisent souvent. Sa formule, c'est: "Je demande à un film qu'il me surprenne". Là, tu m'as fait penser à elle et je t'en remercie, Jimmy.
SupprimerEt au chapitre des coquilles, c'est "nous ne sommes pas tous maîtres de notre destinée".
RépondreSupprimerOups, merci pour d'être aussi vigilent.
SupprimerVigilant...('-^)
SupprimerDécidément, je suis fatigué!
SupprimerUn petite coquille également: "Une mixte ou mademoiselle à une préférence particulière ?"
RépondreSupprimerQue dire? Ce sont les plus belles pages de ton nouveau roman (et certainement parmi celles que tu as écrites). Tu arrives à faire vivre une scène truculente où tout vibre de vie et à la faire basculer en quelques lignes dans une noirceur inattendue. Oui, l'émotion, comme tu dis. Et, ici, elle est vraiment magnifique!
Ca ne va pas être facile d'enchainer et de tenir le niveau... surtout que tu viens de détruire en quelques lignes une grosse partie de ce que tu as créé... Vraiment un chapitre riche, avec son lot de surprises, de trouvailles stylistiques dont tu as le secret...
On peut dire qu'ici, le livre est vraiment ouvert, mais qu'il s'ouvre sur le néant (faudra que je la recyle celle-là ^-^).
Merci pour les compliments, ils me touchent beaucoup. Je ne peux pas promettre que la suite immédiate sera aussi enlevé; dans un roman, il y a des hauts et des passages plus calmes. Les idées se multiplient, mais il me reste à les ordonner et à les faire tenir sur la page.
SupprimerMe volà...Bon, j'aurai pris le temps, hein ? Mais en même temps, y' a quelque chose qui presse ?
RépondreSupprimerPuisque la gastronomie est évoquée, tu nous sers une cuisine très riche Jimmy, qui pourrait l'être trop... s'il n'y avait ton talent. Ca prolifère, ça déborde, ça virevolte, on ne sait plus toujours exactement où l'on se trouve et on se fait entrainer dans un tourbillon.. et c'est justement ça qui est bon ! Tout l'opposé de la littérature minimaliste que je suis censé apprécier le plus... mais voilà ! Y'aurait-il plus beau compliment à te faire que celui de voir ta capacité à emmener le lecteur là où il n'aurait jamais eu l'idée à lui seul de le faire, et surtout pour son plus grand plaisir de lecteur ?
Bien à toi.
En effet, on a tout le temps, surtout que j'écris à la vitesse d'un escargot pourchassant une tortue!
SupprimerJe n'ai rien contre la littérature "minimaliste", mais je l'aime surtout dans la poésie japonaise, sinon, oui, j'apprécie quand "ça prolifère, ça déborde, ça virevolte..."; j'ai sans doute trop lu Céline et Dostoïevski! Merci pour tes beaux compliments, ils sont l'essence qui pousse ma paresse à se remettre au boulot!