
Je
l’avoue, après l’improbable disparition de Madeleine, je crains de trouver
l’après-midi un tantinet long et monotone. C’est oublier un peu rapidement le
caractère pour le moins facétieux de mon créateur. Le voilà qui ouvre une
caisse volumineuse et se met aussitôt à danser la Saint-Guy tout en vitupérant
dans un dialecte maudit ! Son tintamarre et ses contorsions ameutent l’ensemble
de ses collègues, sa responsable, le personnel de ménage, les livreurs de
passage. Tous accourent au plus vite dans l’espoir de sauver le malheureux d'on
ne sait trop quel danger imminent. Ils le trouvent toujours gesticulant tel un
pantin dégingandé atteint du haut mal et brandissant un ouvrage à la manière
d’un prédicateur fou ! C’est terrible comme il s’offre en spectacle.
Certains s’en émeuvent, mais ça ricane et ça glousse aussi beaucoup devant l’affreuse
pantomime : « Cette fois, il a perdu toutes ses dernières billes ! Il
fuit sévère de la cafetière ! Il est en train de tourner loufoque
total ! » Chacun y va de sa charmante petite image. Pour ajouter au
grotesque, il se remet à tonitruer de plus belle : « Le Livre de l’intranquillité ! Le Livre de l’intranquillité ! Le Livre de l’intranquillité ! »,
comme ça, encore et encore, de plus en plus fort, mille et une fois… « Le Livre de l’intranquillité, plus
personne n’en a cure, plus un lecteur ne désire se pâmer devant les pages
sublimes du génial Fernando Pessoa ! [Il force sur l’accent portugais
telle une diva d’opérette.] C’est trop triste, trop bouleversant pour notre
époque où seul compte le divertissement à tout prix… Regardez, mais observez donc
par vous-mêmes, toutes les bibliothèques nous ont renvoyé leur
exemplaire ! » La responsable enjoint calmement le personnel à se
disperser et à se remettre au travail.
« Mais qu’est-ce qui vous arrive, Jérémy ? Je suis surprise
que quelqu’un comme vous ne soit pas encore au courant : Le Livre de l’intranquillité a été réédité,
il y a de cela plusieurs mois, chez Christian Bourgois, renommé en : Livre(s) de l’inquiétude et magnifiquement retraduit par Teresa Rita Lopes, la
grande spécialiste de Pessoa, laquelle a ajouté le chapitre d’un hétéronyme
supplémentaire, le baron de Teive, selon le souhait de l’auteur. Vous n’allez
pas vous insurger devant une nouvelle traduction, vous qui m’avez vanté avec
tellement de passion le superbe travail d’André Markowicz pour
Dostoïevski. »
Le
plafond lui serait tombé sur le crâne que mon pauvre luron n’en souffrirait pas
davantage. Il cache ses larmes dans une poche secrète. Il voudrait s’y blottir
tout entier avec sa honte extrême et son infinie détresse. Une phrase (« Vous
devriez peut-être penser à consulter un ami, un psychiatre, un prêtre, un
marabout ou un exorciseur ! ») glisse sur la langue de la
responsable, mais elle la retient bien serrée entre ses dents. Longtemps, ces
deux-là se regardent, interdits, jusqu’à ce que Jérémy s’en retourne, la tête
basse et le moral en berne, vers quelque rayonnage, abandonnant la caisse et
son contenu suranné.
Pareil olibrius ne
tarde guère à se dénicher de nouvelles marottes. Bientôt, une seule pensée
vient supplanter toutes les autres : quand pourra-t-il faire connaissance
avec ce baron de Teive ?! « Avec ces fichues grèves, ce sera
difficile de trouver une librairie encore ouverte. Je pourrais demander à
partir plus tôt mais, après cet esclandre, ce n’est peut-être pas très indiqué.
Le baron de Teive, en voilà un nom qui sonne majestueusement ! Quels
étaient les autres, déjà ? Ah, oui, bien sûr : Vicente Guedes et
Bernardo Soares, ces vieux frères ! » Je vous en passe et de plus
loufoques qui tournicotent dans son ciboulot, le tout entrecoupé d’extraits de
poèmes et de charabias majeurs ! Chez quel fantasque maniaque suis-je donc
tombé ? Voilà qui m’en promet de jolies si seulement il pense un jour à
revenir vers moi ! Je prendrais volontiers un ou deux comprimés de
paracétamol et un peu de baume pour le cœur !
En provenance des
étagères, je perçois d’étranges ondes et il me semble discerner un chuchotis :
« Eh oui, mon cher, nul n’est à l’abri, même les plus grands chefs-d’œuvre
peuvent subir l’infamie (je sais un peu trop bien de quoi je parle). Ô,
maudites campagnes de rééditions ! Ceux-là ne sont pas près de revoir une
paire d’yeux, je peux vous l’assurer. Pour eux, à l’évidence, cela sent le feu
de cheminée. Au mieux, ils brûleront devant une douce demoiselle qui lira les
pages d’un copain tout en réchauffant ses mignons orteils devant l’âtre. Si
l’on veut absolument se montrer optimiste, un exemplaire sera peut-être sauvé
par un irréductible nostalgique, mais, personnellement, j’ai décidé de faire
une croix définitive sur ce genre de philosophie, cela engendre trop de
désenchantements… »
La pause-café me sauve
de ce déprimant bavardage. Peu désireux de retrouver ses collègues moqueurs,
Jérémy va se terrer dans un recoin pour vapoter à l’abri des regards. Ses
pensées se sont amollies, je le sens soudain très las, de tout comme du reste.
Il époussète le bas d’une vieille étagère branlante avec un mouchoir en papier
et s’allonge péniblement, tel un animal blessé. La pluie joue du clapotis sur
la tôle, elle le berce comme une illusion. Le fantôme de Madeleine glisse
lentement sous ses yeux à demi éteints, à portée de songe, mais il n’a plus la
force de lui tendre la main. Un vers célèbre essaye de se former au milieu des
nuages avant de se disloquer en perdant ses mots un à un. Il pousse un soupir
de trois tonnes et se relève en chancelant. Il tente de siffloter un air qui ne
veut pas se laisser toucher.
« Ah,
Jérémy, lance la responsable, je vous cherchais ; je ne vous ai pas vu à
la pause avec votre calumet !
–
J’avais besoin de m’isoler un moment.
– Bien sûr… Nous
évoquions, tout à l’heure, ce cher Dostoïevski et, justement, j’ai cette petite
cousine qui souhaiterait effectuer le grand saut. Je me demande si elle n’est
pas encore un peu jeune, mais elle semble vraiment avoir la fibre. [Si vous
tenez à connaître mon sentiment, je pense qu’il n’existe pas plus de cousine
que d’éléphants en pyjama à pois roses en train de faire de la balançoire sous
les grands baobabs ! Seulement, cette femme, cela se sent tout de suite,
possède un grand cœur, et elle sait ruser pour remonter le moral de notre héros.]
– Et qu’est-ce
que vous attendez de moi ?
– Eh bien,
Jérémy, ici, sans sombrer dans la flatterie, vous êtes un peu notre expert
dostoïevskien ! Je me posais la sempiternelle question : par quel
chef-d’œuvre commencer : Crime et
châtiment, L’Idiot, Les Démons, Les Frères Karamazov ? Je pensais aussi à : Humiliés et offensés, on a souvent
tendance à l’oublier, celui-ci, et, pourtant, je le trouve merveilleux…
– Je crois que
c’est l’un de mes préférés ; remarquez, quand on plane à des hauteurs
pareilles, ça devient un peu vain voire ridicule de vouloir parler de préférence :
à chaque fois que j’en relis un, je suis persuadé que c’est mon préféré ! [Attendez !
Surtout, ne bougez pas ! J’ai comme l’impression que vous ne vous rendez
pas tout à fait compte. Ce point d’exclamation, ce n’est pas rien ; en
tout cas, ce n’est pas juste un simple point d’exclamation : c’est le
premier sourire de Jérémy en cet après-midi particulièrement brumeux…]
– Il me semble
que nous sommes retournés à notre point de départ.
– Non,
peut-être pas. En fait, pour débuter et ne pas effaroucher de jeunes yeux
délicats, il me semble que quelque chose de moins volumineux serait préférable.
Je pencherais donc plus volontiers vers : Le Joueur, je pense que c’est une excellente entrée en matière.
Ensuite, si ça lui plaît – et comment cela pourrait-il ne pas lui plaire ?!
–, elle pourra toujours se jeter tête la première sur le pavé de son choix ! »