La Tamise
Voilà bientôt vingt ans que je me
beaujolise
Dans tous les mauvais lieux ouverts après minuit.
Je commence à pencher comme la tour de Pise,
Je m’accoude au Pont-Neuf… la Seine va sans bruit
Et je dis au clochard « Tu vois, c’est la Tamise ».
Alors on va s’asseoir, on fouille un peu ses poches,
On parle d’Henry IV et d’un certain troquet
Qui reste ouvert la nuit
Et qui n’est pas trop moche
A cinq ou six cents mètres là-bas sur les quais,
Et on a le cœur pur comme un cristal de roche.
Le désir impérieux de raconter sa vie,
Son service militaire, ses embarras d’argent,
Son besoin d’amitié, la jeunesse… partie…
La connerie surtout de la plupart des gens,
Le rouquin renversé et que la manche essuie…
Alors on se relève, on longe les murailles,
On s’en va jusqu’au Louvre et jusqu’à l’Opéra,
On a la jambe molle et la voix qui s’éraille…
On va retourner boire ! … Lequel des deux paiera ?
On a l’œil un peu vague et le sang qui se caille…
A sept heures du matin, au métro Pyramides
Un loufiat mal luné met ses tables dehors.
On dit n’importe quoi… j’ai les yeux tout humides,
Mon copain de la nuit a l’air d’être ivre mort ;
Je le laisse tout seul achever son suicide…
Voilà bientôt vingt ans, peut-être davantage,
Que je fais le guignol à n’importe quel prix
Entre le delirium, la sagesse et la rage.
Revenez donc me voir quand vous aurez compris
Et ne condamnez rien avant d’avoir mon âge.
Cet été, j’ai rencontré Bernard Dimey, qui, hélas, ne se « beaujolise » plus depuis quarante ans maintenant (les beaujolais, qui ont encore parfois mauvaise réputation, gagnent à être connus, croyez-moi ; et je n’en boirai plus un sans penser à lui). Et grâce à qui ? Une fois encore, à ma station de radio préférée, qui accueillait la remarquable série Les Grands Macabres de Bertrand Dicale. Si ma prose vous saoule, vous pouvez écouter ici la chronique consacrée le 1er juillet dernier à cet « évangéliste de la biture » décédé bien prématurément pour la raison que l’on devine… Réduire Bernard Dimey à une figure de pochetron aussi sympathique que folklorique constituerait cependant une profonde méprise. Si le texte que j’ai tenu à faire figurer en exergue de ce billet ne vous a pas convaincu que nous avons affaire à une plume majeure, autant en arrêter là… Une plume dont sont sorties quelques chansons célèbres (ainsi que beaucoup d’autres, moins connues) dont ne vous soupçonniez même pas l’auteur (rassurez-vous, moi non plus, avant de me renseigner sur le personnage) : Mon truc en plumes ? C’est lui ! Et c’est fin saouls, selon la légende, que Bernard Dimey et Henri Salvador chercheront à créer « la plus jolie chanson du monde » en y parvenant presque : ce sera Syracuse. Une voix aussi. On peut lire les textes de Dimey, mais, et c’est apparemment moins connu, il en a enregistré aussi. D’une voix tour à tour profonde, gourmande, espiègle qui vous conte l’amer à boire, la mort qui approche, un Paris qui n’était déjà plus ce qu’il avait été, les abîmes et les sommets de la soulographie ; qui dresse des autoportraits pleins de lucidité et d’auto-dérision, campe des personnages pittoresques ou dézingue les institutions avec un humour parfois potache, sur des accompagnements minimaux et respectueux d’accordéon, d’orgue de barbarie, de piano, de guitare ou de violon. Avec un regard tour à tour distancié, clairvoyant ou amoureux, sur le monde et les drôles d’êtres dits « humains » qui le peuplent. Bernard Dimey contemple toute cette agitation d’un air goguenard, pour en conclure que « quand on n’a rien à dire et du mal à se taire, on arrive au sommet de l’imbécilité ». Ce type-là, qui avait tant à dire et l’aura si bien dit, j’aurais vraiment aimé le rencontrer.
AREWENOTMEN? [Vous prendrez bien le temps d'un petit commentaire!]
01 - Ivrogne Et Pourquoi Pas?
02 - Au Lux-Bar
03 - La Tamise
04 - L’Hippopotame
05 - Je Vais M’Envoler
06 - Quand On N’A Rien A Dire
07 - Paris Mon Camarade
08 - Si Je Tombais Dans La Misère
09 - Les Enfants De Louxor
10 - Le Zoo
11 - Le Chauffeur De Taxi
12 - Le Quartier Des Halles
13 - C’Est Noël
14 - 40 Ans
15 - J’Aurai Du Mal A Tout Quitter
16 - Les Vieillards
17 - L’Enfance
18 - Je Ressemble Aux Poissons
19 - La Musique Militaire
20 - Le Regret Des Bordels
21 - Si Monseigneur Voulait
22 - Les Folles
23 - Les Invalides
24 - Monsieur Le Duc
25 - Je Finirai Ma Vie A L’Armée Du Salut
26 - La Peau Des Dents
27 - Je Sens Qu’il Va Falloir
MP3 (320 kbps) + artwork & booklet
Merci Arewenotmen?, pour cette nouvelle donation. Je n'ai pas encore écouté, mais ton billet donne vraiment envie. (Le problème, c'est que la plupart des gens confondent le Beaujolais et le Beaujolais nouveau, pas exactement le même nectar!)
RépondreSupprimerMais même des Beaujolais nouveaux, il y en a de très bons ! Et le Beaujolais est une très belle région, dont l'élégance me rappelle la Toscane ou l'Ombrie... Ami Parisien, toi qui descend précipitamment vers les pistes de ski alpines ou les rivages méditerranéens, prend le temps de t'arrêter la prochaine fois au pays des Pierres Dorées...
SupprimerJe n'hésiterai pas, à l'occasion, mais, personnellement, ce sera sans les pistes de ski (je n'aime ni le froid, ni la neige, ni les combinaisons pour daltoniens!)
SupprimerOn peut skier en jeans et T-shirt, je l'ai fait. Mais bon, il faut que la température s'y prête.
SupprimerBonjour. est-il possible de réactiver le lien permettant de sauvegarder cette merveille ? Un grand merci par avance
SupprimerL'usage de l'alexandrin me rappelle immanquablement (et délicieusement) Apollinaire, tout comme l'évocation de la Tamise ("Un soir de demi-brume à Londres")... Tout cela pour dire que Dimey était un grand poète.
RépondreSupprimerJe vais l'écouter, demain et je tenterai de poursuivre avec une lecture...
Supprimerça rit, ça pleure, ça emprunte le moindre chemin de traverse qui se présente, et on se sent tout retourné quand ça s'arrête. Un vrai beau florilège qui ne peut laisser insensible. Merci pour ce partage riche en émotions.
Supprimer''Les Grands Macabres''
RépondreSupprimerMacabre je sais pas mais une putain de tristesse suinte de toutes ses chansons, enfin, chansons...
C'est assez fascinant mais je vais arrêter avant qu'il fasse nuit hein ... on est loin du truc en plumes là.
Thanx Arewe
C'est vrai, le fond est souvent triste, mais il y a une telle grâce et souvent aussi de l'humour.
SupprimerJe ne connaissais pas de Bernard Dimey ces talents d'imitateur (Les invalides). En fait, ce disque démontre que je ne savais rien de Bernard Dimey.
RépondreSupprimerImitateur de qui (j'en connais encore moins) ?
SupprimerDans Les invalides, du Général De Gaulle.
SupprimerOh ! Merci Jimmy.
RépondreSupprimerJe chéris un souvenir d'enfance lié à Bernard Dimey.
J'étais en CM1, Giscard était à la barre, et Saint-Etienne dominait la 1ere division de football.
Je me souviens que mon père avait reçu en cadeau - pour ses 40 ans - un 33 tours qui s'intitulait "Ivrogne... Et pourquoi pas ?". Sa pochette m'intriguait : ça ressemblait à un livre du Professeur Olivenstein ou à une méthode de développement personnel. A du prosélytisme pour l'alcoolisme, c'est sûr. J'avais 9 ans et ça m'interloquait salement.
Je me rappelle le vers d'une chanson de circonstance, qui m'avait ravi : "Quarante ans... c'est beaucoup pour mon âge". Je trouvais ça drôle comme du Boby Lapointe, en plus mélancolique.
Bien plus tard, quand j'ai à mon tour atteint la quarantaine (qui était alors un cap, et pas une mesure d'isolement), mon père m'a offert cette compilation en CD, en croyant me le faire découvrir. Il n'imaginait pas combien l'enfant que je n'étais plus avait été marqué par ce disque, cette voix, cette chanson, cette poésie, ce vers.
J'ai perdu ce CD il y a longtemps lors d'un déménagement, et mon père l'année dernière sans même déménager. Voir remonter ce disque à la surface aujourd'hui sur ton blog, ça me fout les larmes aux yeux. De si bon matin, c'est malin, tiens !
Merci quand même. Chaleureusement.
Merci pour ce beau témoignage, mais c'est notre ami Arewenotmen? qu'il faut remercier, c'est lui l'auteur de ce post.
SupprimerMerci pour cette émouvante tranche de vie et très content d'avoir pu t'apporter ("rapporter" plutôt) quelque chose !. Moi aussi, il m'aura marqué, bien que ce soit encore tout récent, tout frais...
SupprimerLes enregistrements de Bernard Dimey disponibles ne sont hélas pas nombreux... Si un éditeur pouvait avoir l'excellente idée d'une intégrale dans un eau coffret...
Dimey... Au Lux bar... Trois heures du mat, sa voix pâteuse résonnait dans le mobil-home. Personne pour le faire taire?! Je m'extirpais du canapé,lui coupais la chique. Le lendemain, deux heures du mat, le pote disait. "Dimey, tu connais Eric?" Et il s'écroulait. Tu le vend si bien, je l'ai écouté (en partie). Je serai sans doute plus réceptif au livre que lui a consacré sa compagne "Yvette Cathiard" "Dimey, la blessure de l'ogre", dispo sur les plateformes habituelles. Merci à toi Arewenotmen? Sortir des sentiers battus est essentiel à un blog et en fait sa richesse.
RépondreSupprimerRavi Jimmy de te savoir de retour. Il est encore trop tôt pour te demander où en est ton feuilleton? Au plaisir de te lire.
Eric.
Merci pour ce beau témoignage... on visualise facilement la scène !
SupprimerCurieux et déstabilisant. En écoutant cette poésie chantée ou ce chant poétique phrasé, j'avais en moi des images de vielle banlieue triste et gaie, pauvre et riante, de sombres cafés, des rues étroites aux escaliers de guingois, de mouflets en culottes courtes à la Doisneau, et je me suis rappelé le phrasé identique et la poésie lugubre de la voix de Michel Simon.
RépondreSupprimerJ'ai voyagé plus en image qu'en musique ou poésie. Un drôle de voyage mélancolique!
Merci pour l'éveil à la curiosité Arewenotmen.
Bernard Dimey semble faire de l'effet à ceux qui l'écoutent et je m'en réjouis !
SupprimerJe ne connais pas ce bonhomme, mais je vais boire ses chansons avec curiosité
RépondreSupprimerBernard Dimey est aussi le père de Dominique Dimey, qui a principalement fait des albums de chansons pour les enfants.
SupprimerHonoré que le grand Keith Michards s'intéresse à ma prose (enfin, surtout à sa poésie !)
SupprimerJ'entends tout ce que vous dîtes. Et j'ai écouté... mais... Je ne peux pas. J'ai arrêté à la 5 ou 6eme chanson. Je ne nie pas la beauté des textes mais pour quiconque qui a partagé la vie d'une ou d'une alcoolique, ce point de vue est profondément dérangeant. Et le mal qu'ils font autour d'eux du fait de leur addiction est passé sous silence... Sans parler des enfants, dont certains finiront alcoolique par mimétisme héréditaire...
RépondreSupprimerCe n'est peut-être pas le lieu et je ne nie pas les blessures enfouies ou cachées des gens qui boivent, mais le discours est très dérangeant...
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
SupprimerTu as eu raison de t'exprimer, mais je ne crois pas que nous ayons fait l'apologie de l'alcoolisme, juste défendu la libre pensée d'un poète.
Supprimer"Mon copain de la nuit a l’air d’être ivre mort ;
SupprimerJe le laisse tout seul achever son suicide…"... Dimey n'était pas dupe.
Et puis l'époque a changé... on n'oserait certainement plus écrire "Les folles" aujourd'hui par exemple... au risque de la bien pensance et d'une auto-censure excessive.
SupprimerMon propos ne visait pas les commentaires, mais les textes de Dimey et de son discours. Dans ce que j'ai entendu, il vit dans son monde de boisson et s'indiffère des conséquences, seue importe les bienfaits de son ivresse. Je crois même qu'il distingue ceux qui boivent et ceux qui boivent pas et qui le jugent. Je ne le jugent, je dis juste qu'il transforme une maladie ou une addiction en occultant une réalité qu'il ne peut plus voir. C'est en ça que je trouve son discours dérangeant. Il a certainement écrit une chanson où il l'aborde, mais les alcooliques comme les junkies ne pensent au bout du compte qu'à prendre leur drogue. Ils ont des remords mais leur volonté capitule très vite.
RépondreSupprimerC'est en ça que l'addiction est effrayante, elle transforme un être en esclave qui ne veut plus être libre. Sans parler du al qu'ils se font et qu'ils font aux autres...
Mais encore une fois, ce ne sont que des chansons ou de la poésie. Mais, moi, je ne peux pas voir ce qu'il raconte, car je vois la réalité qu'il cache. Burroughs est nettement plus intéressant sur ce plan-là.
"Revenez donc me voir quand vous aurez compris
RépondreSupprimerEt ne condamnez rien avant d’avoir mon âge."
C'est quand même pas anodin comme phrase et ça illustre tout ce qui me dérange. Lui ne cherche pas à comprendre les autres mais réclame d'être compris. Et si on comprend un être, forcément qu'on pardonne. C'est une partie du drame de ma vie... et de ceux qui accompagnent les personnes sous addiction...